Contrechamp

La chasse aux passeurs

MIGRATIONS • Fin juin, l’Union européenne a lancé l’«Eunavfor Med», une opération militaire placée sous commandement italien, pour lutter contre le trafic de migrants en Méditerranée. Pour l’instant, moins d’une dizaine de pays membres ont accepté de mobiliser des moyens aériens et navals dans le projet. Eclairage.

Cent trente-sept mille migrants ont traversé la Méditerranée dans des conditions périlleuses au cours du premier semestre 2015, la plupart du temps pour fuir des conflits, indique l’ONU, soit une hausse de 83% par rapport à la même période l’an dernier. Alors que l’Italie a dû secourir encore 4200 migrants arrivés en majorité d’Afrique du Nord en seulement deux jours (les 28 et 29 juin), l’Union européenne a lancé le 1er juillet son opération Eunavfor Med («European naval force» en Méditerranée), une force militaire dirigée contre les passeurs de migrants illégaux.

Cela faisait presque sept ans – depuis Eufor Tchad-RCA – que l’UE n’avait pas déclenché une opération militaire de grande envergure, souligne notre confrère B2 (blog Bruxelles2, ndlr), qui suit de près la politique européenne de défense. Un projet conçu avec une célérité inconnue jusqu’ici à Bruxelles, deux mois et demi après le naufrage entre la Libye et la Sicile de 800 migrants à bord d’un chalutier, qui avait suscité une forte émotion1 value="1">Une opération de récupération des corps a été entamée lundi 29 juin par la marine italienne, sur décision du chef du gouvernement italien, Matteo Renzi, qui a promis de donner une sépulture digne à tous les naufragés: on ne peut «enfouir sa propre conscience à 387 mètres de profondeur» avait-il déclaré fin mai.. Il s’agit avant tout, dans l’esprit des promoteurs de cette opération, de «rendre difficile la vie des passeurs», selon le mot du général Patrick de Rousiers, président du comité militaire de l’UE.
Le cadrage politique de l’opération a été détaillé par Mme Federica Mogherini, haute représentante pour la politique étrangère européenne et ex-ministre italienne des Affaires étrangères, après que les ministres européens ont décidé du lancement de l’opération, le 22 juin dernier:
- «Il y a des choses que nous pouvons effectuer dans les eaux internationales, et qui peuvent commencer maintenant»;
- «Cette opération cible le ‘business model’ de ceux qui tirent parti de la misère des migrants»;
- «Nos cibles ne sont pas les migrants, mais ceux qui font de l’argent sur leurs vies… et sur leurs morts»;
- «C’est seulement une partie d’une stratégie plus large, incluant une coopération avec nos partenaires en Afrique, notamment au Sahel, ainsi que le travail avec l’Organisation des migrations internationales (OMI) et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)»;
- «L’Union européenne est déterminée à la fois à sauver des vies, démanteler des réseaux de trafiquants d’êtres humains, et à s’en prendre aux causes profondes de la migration».

Moins d’une dizaine de pays de l’Union ont accepté de mobiliser des moyens aériens et surtout navals pour lutter contre les trafiquants, avec une montée en puissance en plusieurs étapes:
- d’abord, une phase de recueil et d’échanges d’informations sur les trafics humains et une évaluation de leurs réseaux, hors des eaux territoriales libyennes. Cette première phase présente le double avantage de ne pas nécessiter de «couverture» du Conseil de sécurité de l’ONU (qui n’a pas encore pris position sur cette opération), et de ne pas imposer un lourd processus de «génération de forces», puisqu’il n’est question, à ce stade, que de moyens d’observation (avions de surveillance maritime, drones, hélicoptères) et d’imagerie (radars, satellites), et non pas de mobilisation d’unités d’intervention sur les côtes ou à terre;
- la seconde étape de la mission, plus robuste et offensive, impliquerait la recherche – et si nécessaire, la saisie en mer – des navires suspects;
- une troisième phase, en liaison avec les pays riverains, permettrait une neutralisation préventive des navires et l’arrestation des trafiquants.

Dans cette opération de police internationale plutôt que d’action militaire proprement dite, l’Union européenne ne part pas de nulle part. L’Italie, qui avait développé l’opération nationale «Mare Nostrum» au large de ses côtes, dispose d’une expérience appréciable. Le dimanche 28 juin, encore, les gardes-côtes italiens ont coordonné le sauvetage de vingt et une embarcations en difficulté, et de huit autres le lendemain – ce qui porte à 69 000 le nombre d’arrivées en Italie depuis le début de l’année, selon l’OMI, alors que 1800 migrants sont morts ou ont disparu en mer entre la Libye et l’Italie2 value="2">Pour l’année 2014, l’Italie avait vu passer 170 000 migrants illégaux vers l’Europe, soit quatre fois plus qu’en 2013. Les arrivées ont explosé également en Grèce: 80 000 depuis le début de l’année, dont les trois quarts par la mer..

Autre apport, celui de l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres – plus connue sous l’appellation Frontex3 value="3">Cf. Agnès Laurent, «Frontex, tigre de papier», L’Express, 26 janvier 2015. –, qui avait d’ailleurs pris le relais de l’Italie à partir de 2014 avec l’opération «Triton». En outre, l’Union avait déjà lancé en 2008 dans le golfe d’Aden l’opération Eunavfor Atalanta, généralement considérée comme un succès, qui a contribué à faire reculer largement la piraterie le long des côtes somaliennes et yéménites, et présente des similitudes avec l’opération navale entamée en Méditerranée.

Pour l’essentiel, le travail de terrain d’Eunavfor Med reposera sur des bâtiments des marines nationales ou des appareils des aéronavales des pays participants, sous le commandement d’un amiral italien, et d’un état-major installé dans un quartier général à Rome. La proximité des côtes d’Afrique du Nord permet de baser les moyens de soutien en Sicile (Italie) ou à Malte – des points d’appui connus et éprouvés. L’essentiel des effectifs militaires concernés – un millier d’hommes, dans un premier temps – sont familiers de ces parages, pour avoir patrouillé en Méditerranée, participé à des manœuvres et des missions en océan Indien ou en mer Rouge, etc.

Le passage à la phase 2 dépendra de l’intérêt du renseignement obtenu en phase 1, du mandat donné par le Conseil de sécurité de l’ONU, et surtout des feux verts des autorités des pays riverains du sud, notamment de la Libye. Il faudra également que des arrangements soient trouvés sur le plan juridique avec certains Etats membres, et avec les Nations unies pour adapter les dispositions de l’actuel droit de la mer. La phase 3, si elle est jamais enclenchée, impliquera une action à terre, même si c’est à «empreinte légère» (commandos, hélicoptères), sans «boots on the ground» (troupes sur le terrain) a cru pouvoir assurer Mme Mogherini.
Le financement d’Eunavfor Med est à la charge des participants4 value="4">Sauf l’enveloppe consacrée au lancement et aux frais de commandement, de quartier général, de communications sur douze mois de mandat initial, soit près de 12 millions d’euros.. Neuf pays, selon le site B2, vont contribuer directement à l’opération:

- l’Italie fournira le navire amiral (le Cavour), ainsi qu’un sous-marin, trois hélicoptères et deux drones;
- le Royaume-Uni détachera un navire (le HMS Enterprise), des drones, et l’usage de sa station d’écoute de Cheltenham;
- la Belgique et la Slovénie fourniront un navire;
- la Grèce, un sous-marin;
- le Luxembourg, l’Espagne et la France un avion de patrouille maritime;
- la Finlande une équipe de visite et d’abordage;
- la France fournira également des produits «bruts» ou «finis» (avec analyse) provenant de ses différents «capteurs»;
- l’Allemagne hésite encore. On peut remarquer l’absence quasi-totale des pays d’Europe centrale et orientale à l’opération (à l’exception de la Slovénie).

L’opération Eunavfor Med peut déboucher sur une impasse si elle tarde à obtenir un mandat de l’ONU et l’engagement d’une coopération active avec la Libye et ses voisins, auquel cas elle resterait une machine à compiler des renseignements et à recueillir des naufragés – sorte de «Triton renforcé», dénoncé, qui plus est, par les extrêmes droites populistes comme un mécanisme de «blanchiment» des immigrés illégaux.

Par ailleurs, l’attitude des exécutifs des pays africains concernés reste une inconnue de poids. Intitulant son éditorial «Un naufrage africain», le directeur de Jeune Afrique, François Soudan, écrivait le 26 avril dernier, après le naufrage d’un chalutier libyen et la disparition de ses 800 passagers: «Au rythme où nos chefs d’Etat se mobilisent, il y aura bientôt autant de migrants que de sardines au fond de la mer». Tandis que l’écrivain franco-sud-africain Breyten Breytenbach se demande «quel pays se préoccupe de ses citoyens échoués sur les côtes européennes, qui finiront comme des loques?»5 value="5">Jeune Afrique, 21 juin 2015.

Si, au contraire, cette opération européenne, plutôt bien partie «sur le papier», et emmenée par une haute-représentante pleine d’allant, devait contribuer à dénouer cette crise des migrations, à en sécuriser les flux, sans donner pour autant l’image d’une «Europe forteresse», peut-être ferait-elle mentir Jean-Claude Juncker, l’actuel chef de la Commission européenne, qui avait reproché en mai dernier à la politique européenne de défense et de sécurité commune (PESDC) d’être «moins efficace qu’une horde de poules».

* Paru le 2 juillet 2015 dans «Défense en ligne - Les blogs du Diplo», http://blog.mondediplo.net

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Opinions Contrechamp Philippe Leymarie

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