Contrechamp

Les homos, des ovnis?

SCIENCES SOCIALES (3/3) • Le dernier volet de «Un ‘Specimen’ plus faux que nature», recherche critique menée collectivement par des chercheur-e-s en sciences humaines sur trois émissions du programme «Specimen» de la RTS, décortique l’émission «Les homos, des ovnis?»www.rts.ch/emissions/specimen/4577726-les-homos-des-ovnis.html programmée le 27 février 2013.
ILLUSTRATION: LOREDANA SALTINI

«Les homos, des ovnis?»: tel est le titre et le questionnement de l’émission Specimen du 27 février 2013. Celle-ci interroge les téléspectatrices et téléspectateurs sur la question de l’homosexualité, présentée comme «une différence». Pour y répondre, l’émission expose plusieurs expériences censées nous éclairer sur cette orientation sexuelle, prétendument de manière neutre et objective. Cependant, le contenu de ce documentaire omet l’essentiel des connaissances dont nous disposons à ce jour concernant la sexualité humaine et vient alimenter bon nombre de stéréotypes à propos du phénomène qu’elle prétend analyser.

L’homosexualité, une anomalie?

Les recherches sur la sexualité sont diverses et impliquent aussi bien la sociologie, l’histoire, la psychologie, la psychanalyse, la sexologie que les neurosciences. Mais l’émission fait l’impasse sur cette diversité, tout comme elle ignore le fait que les sexualités varient selon les époques et les cultures. Elle s’attarde en effet à questionner l’homosexualité, surtout ses causes, en se fondant essentiellement sur des recherches biologiques et neuro-psychologiques. Ce parti pris a pour effet de présenter cette orientation sexuelle comme faussement universelle. De plus, elle est souvent décrite comme le résultat d’une anomalie biologique, comparée à l’hétérosexualité qui apparaît comme la norme, la normalité. Même si l’émission n’affirme jamais que l’homosexualité serait «anormale», le fait de la poser comme une énigme à résoudre en interrogeant ses causes, et de ne pas se demander pourquoi nous pouvons être hétérosexuel-le-s, renforce l’idée que l’hétérosexualité va de soi et constituerait la norme. Parce que tout ce qui s’écarte de la norme est anormal, le passage au pathologique n’est jamais loin, comme l’a tristement montré l’histoire en la matière.

A aucun moment, cette prise de position est questionnée. Au contraire, dès le début de l’émission, il est affirmé de manière anachronique que l’homosexualité est constante à travers les temps et les sociétés, mais sans pour autant la définir. Or, qu’est-ce que cela veut dire d’être «homosexuel-le»? Voilà une question pertinente pour une émission qui traite de l’homosexualité. Implicitement, le documentaire présente celle-ci comme étant l’antithèse de l’hétérosexualité. Ainsi, nous sommes homosexuel-le-s ou nous ne le sommes pas. Cette représentation binaire de la sexualité reflète une conception médicale qui est apparue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce n’est que récemment que l’homosexualité a été retirée de la liste des maladies mentales: 1973 pour le DSM-II, 1992 pour la classification de l’OMS, qui prévalait notamment en France. Si cette période est officiellement terminée selon les manuels psychiatriques, les représentations – y compris dans les recherches scientifiques – restent fortement imprégnées de cette vision.

Constructions binaires

L’émission Specimen réitère ainsi les catégories médicales héritées de cette période. Même si elle affirme que l’homosexualité n’est pas une maladie, elle diffuse l’idéologie qui a permis de la concevoir comme telle. En effet, les recherches présentées tendent pour la majorité à démontrer que l’homosexualité est issue d’une «anomalie» biologique. L’exemple le plus flagrant réside dans l’intervention d’un généticien qui affirme qu’il est possible de changer l’orientation sexuelle d’un être humain à l’aide d’une manipulation hormonale, comme il le teste sur des souris de laboratoire. L’implication de cette affirmation n’est pas anodine et sous-entend qu’il serait possible, dans une certaine mesure, de «soigner» les individus homosexuels, alors même que le journaliste affirme le contraire. Ainsi, l’émission soutient d’une part que l’homosexualité n’est pas une maladie mais, d’autre part, elle la présente comme une anomalie physiologiquement décelable que l’on peut modifier. Cette contradiction sème le trouble dans le message de l’émission et ne reste pas sans conséquence.

Cette dichotomie homo/hétéro est présentée comme évidente et n’est pas questionnée. De plus, elle est mise en scène comme recoupant la dichotomie homme/femme. Plusieurs études présentées tendent en effet à expliquer l’homosexualité en s’appuyant sur la forte présence de caractéristiques «féminines» chez les gays et, inversement, de caractéristiques «masculines» chez les lesbiennes. Le domaine scientifique, comme tous les autres domaines, est sous l’influence des stéréotypes présents dans la société en matière de genre et de sexualité, et nous voyons ici qu’il peut aussi les véhiculer.

Nous pouvons dénombrer une seule chercheuse en sciences sociales interrogée dans l’émission. Il aurait pourtant été intéressant de questionner les normes sociales, les transformations historiques et les variations culturelles liées à la sexualité, car sans cela on ne peut pas comprendre grand-chose à l’homosexualité.

Les responsables de l’émission ne l’ont manifestement pas jugé utile, ce qui est d’autant plus surprenant pour une émission qui tente d’expliquer nos comportements quotidiens. Cela est même inquiétant, car l’émission s’attarde sur des recherches qui tentent de montrer l’origine génétique ou hormonale de l’homosexualité, comme si elles faisaient office d’autorité. Inquiétante, l’émission l’est d’autant plus que plusieurs des recherches présentées se fondent sur des idées reçues, notamment sur les différences fondamentales entre les hommes et les femmes, alors que l’émission a pour prétention d’analyser ces stéréotypes.
L’influence des normes et des stéréotypes se retrouve dans un autre élément central de l’émission. Celle-ci, en effet, traite essentiellement de l’homosexualité masculine, elle-même résumée à la question de l’identité gay. Seules deux recherches se concentrent explicitement sur les homosexuels et les homosexuelles.

Ainsi, la question de l’expérience lesbienne est mise de côté. Plus surprenant encore, deux recherches présentées s’attardent à expliquer l’homosexualité masculine uniquement. Il est paradoxal d’essayer de comprendre et d’expliquer les causes de l’homosexualité sans prendre en considération le phénomène dans son ensemble1 value="2">Adrienne Rich, (2010). La contrainte à l’hétérosexualité et autre essais. Genève, Lausanne: Mamamélis-Nouvelles Questions Féministes.. L’homosexualité féminine est ainsi marginalisée, ce qui contribue à reproduire et renforcer son invisibilité sociale.

Vulgarisation simpliste

Les oppositions binaires provenant d’idées reçues ne s’arrêtent pas là. L’émission expose une vision de l’homosexualité comme étant exclusive et innée. Nous naîtrions ainsi homosexuel-le-s et seulement homosexuel-le-s. L’émission omet les variations de la sexualité humaine, la bisexualité, par exemple, n’étant traitée ni mentionnée à aucune reprise. Cette bicatégorisation stricte n’est aucunement questionnée et renforce la dichotomie entre homosexualité et hétérosexualité. Pourtant de nombreuses enquêtes, faits historiques et expériences que chacun-e d’entre nous a pu vivre tendent à démontrer que les préférences et pratiques sexuelles se distribuent sur un continuum. Scientifiquement, au moins depuis 1948 avec la publication des rapports Kinsey, on ne peut pas négliger ce fait. Cette erreur fondamentale montre que l’émission ne prend pas en considération la complexité et la variété de la sexualité humaine, comme d’autres phénomènes traités dans d’autres émissions, mais les réduit à une simple variable binaire qui de surcroît recoupe une opposition du normal et de l’anormal.2 value="3">Stephen Jay Gould, (1997). Le mal-mesure de l’homme. Paris: Odile Jacob.

Ce réductionnisme simpliste se répercute sur la recherche des origines de l’homosexualité. L’explication de cette orientation sexuelle semble se limiter à une alternative absurde entre ce qui relève de l’inné et ce qui est de l’ordre du choix. Ainsi, selon les propos du présentateur, ce qui n’est pas inné est forcément un choix personnel, ce qui semble réducteur et peu probable, si nous considérons l’importance des normes sociales sur le comportement des individus. L’explication donnée à l’homosexualité réside donc seulement dans l’inné et dans le registre de la biologie. Ces affirmations sont appuyées par les témoignages d’hommes homosexuels affirmant qu’ils ont découvert leur «différence» très jeunes, autour des quatre ans pour certains. Mais ce qui se passe entre le moment de leur naissance et la «découverte» de leur orientation sexuelle, ainsi que la confrontation précoce avec les normes sociales, n’est aucunement questionné.

Ce parti pris d’expliquer l’homosexualité sous l’angle de la «différence» se retrouve à de nombreuses reprises dans les propos du présentateur. L’idée de différence n’existe pourtant pas en soi et implique nécessairement deux termes à comparer. Comment, dès lors, parler de l’homosexualité comme d’«une simple différence» sans questionner en même temps ce par rapport à quoi elle est postulée différente? Même si, à ce jour, aucune étude fiable ne le prouve l’existence de causes biologiques de l’homosexualité, l’émission se concentre uniquement sur les explications biologiques de cette «différence parmi d’autres». Ce fait est d’autant plus flagrant que le présentateur compare l’homosexualité à un groupe sanguin rare. Mais pourquoi ne pas la comparer à l’aversion d’une personne pour l’amertume? Les goûts et les couleurs sont autant de phénomènes qui ne semblent pas nécessiter d’explications au travers de différences génétiques.

La trame que suit le documentaire façonne l’homosexualité comme une anormalité. Hormis ce fait très problématique, cette émission de Specimen diffusée en février 2013 intervient dans un contexte politique où la question de l’homosexualité, au travers notamment du «mariage pour tous», est centrale. Dans ces conditions, une émission qui vise un large public et tend à présenter l’homosexualité comme un phénomène mystérieux risque fort de contribuer à alimenter une homophobie déjà fortement présente.

Notes[+]

Les deux premiers volets de la série ont paru les 20 et 27 avril 2015. Un dossier contenant les analyses détaillées de ces émissions est accessible sur les sites: www.alambic.ch/specimen, http://nomoslab.com/un-specimen-plus-faux-que-nature/, collectifafroswiss.wordpress.com et lecourrier.ch/specimen

 

 

Opinions Contrechamp Yelena Saltini

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