Contrechamp

La solitude des organisations syriennes

AIDE HUMANITAIRE • Ronald Jaubert, professeur en études du développement, donne l’alerte: l’abandon, par la «communauté internationale», des organisations syriennes venant en aide à la population signe une contribution à la ruine du pays.

Le conflit en Syrie entre dans sa cinquième année; les articles de presse et les rapports d’organisations internationales ou de grandes ONG font état à cette occasion d’un désastre sans précédent et d’une faillite de l’aide humanitaire. La population syrienne a pour sa part pratiquement disparu du champ médiatique, si ce n’est dans l’actualisation du nombre croissant de morts, de réfugiés et de personnes déplacées. Les raisons d’espérer sont peu nombreuses. Il en existe pourtant au moins une, largement ignorée, qui doit être mise en lumière et soutenue. Il s’agit de la mobilisation de Syriens au sein d’organisations locales venant en aide à la population. Quelques organisations, telles que les associations caritatives confessionnelles, existaient avant le conflit. La grande majorité d’entre elles se sont constituées pendant le conflit, qu’il s’agisse des comités locaux ou de multiples associations.

L’Institut de hautes études internationales et du développement(IHEID) mène depuis 2012 un programme de recherche sur le bassin de l’Oronte qui est une région hautement stratégique et une des plus touchées ou ravagées par le conflit syrien (lire ci-dessous). L’objectif initial était de fournir un cadre d’analyse et une base de connaissances pour la définition de programme de gestion post conflit. En 2015, l’objectif reste valide mais la question primordiale est l’assistance à la population et, au-delà, l’appui aux organisations syriennes. Nous avons recensé dans le nord et le centre du bassin de l’Oronte plus de 80 organisations locales – le décompte n’est pas exhaustif – intervenant dans l’urgence médicale, l’accès à l’eau potable et à l’alimentation, l’appui à la production agricole, l’enseignement…

Ces organisations travaillent dans des régions sous et hors contrôle du régime en s’adaptant aux contextes. Leur action est extrêmement difficile, voire impossible, dans les zones étroitement contrôlées par l’Etat islamique ou par le régime dans lesquelles toute forme d’auto-organisation de la population est considérée comme subversive. Dans le contexte actuel, les organisations syriennes peuvent agir dans les zones tenues par Jahbat Al Nosra, d’autres groupes rebelles islamistes et différentes factions de l’armée syrienne libre, plus difficilement dans celles tenues par le régime et très difficilement dans celles contrôlées par l’Etat islamique.

Les dogmes de l’aide humanitaire

Là où elles peuvent intervenir, les organisations syriennes sont les plus à même de porter assistance à la population. Mais ce constat se heurte aux dogmes de l’aide humanitaire. Ces organisations ne répondent en effet pas aux normes internationales. Elles ne maitrisent pas les standards de la gestion de projets ni les subtilités du logframe, ou cadre logique de présentation des objectifs. Les membres de ces organisations locales ne sont pas des professionnels reconnus de l’aide humanitaire, bien qu’ils aient aujourd’hui plusieurs années d’expérience. Ils ou elles sont ingénieurs, pharmaciens, médecins, professeurs, avocats, infirmiers, mécaniciens, agriculteurs et font un travail souvent remarquable au vu de leurs moyens. Mais ils ne maitrisent pas les normes. Il suffirait de les former. Idée simple, plus ou moins facile à mettre en œuvre, mais à laquelle s’oppose l’orthodoxie humanitaire. Compte tenu des difficultés à intervenir en Syrie, l’idée trouve cependant quelques soutiens, confrontés toutefois à de puissants obstacles.

Le premier est ce constat sans appel: le conflit syrien est complexe et hors normes. Analyse concise faute d’être brillante. Suffit-elle à justifier l’inaction? Oui pour certains, tétanisés par la complexité de la situation, incapables de l’appréhender et sourds à toutes analyses pouvant remettre en cause les dogmes de l’action humanitaire. Le second obstacle est la suspicion: Qui sont ces gens? Sont-ils fiables? Auraient-ils un agenda politique caché? Ces interrogations ne justifient pas une exclusion a priori. Elles sont cependant légitimes; pour y répondre, il faut aller à la rencontre de ces organisations et de leurs membres afin de comprendre leurs motivations, leur organisation et établir une relation de confiance réciproque. Ceci est tout à fait possible; de nombreuses organisations disposent d’une base arrière en Turquie, souvent dans la province frontalière du Hatay, pour ce qui concerne le nord-ouest de la Syrie. Les organisations opérant dans les zones tenues par le régime ont des relais au Liban.

Exclure les organisations syriennes, une absurdité et une faute morale

Exclure les organisations syriennes tel que cela est le cas actuellement est une absurdité compte tenu, sinon de la faillite, du moins de la très faible portée de l’aide humanitaire opérant conformément aux normes en vigueur. Après quatre années de conflit et un bilan calamiteux, pourquoi ne pas explorer d’autres voies? Ceci impliquerait une profonde révision des modes opératoires des organisations internationales et de nombre de grandes ONG, ce qui s’avère être un obstacle majeur. Exclure ces organisations est de plus une faute morale.

Les organisations syriennes fonctionnent principalement grâce aux financements et à l’engagement de leurs membres ainsi qu’à des donations de Syriens de la diaspora ou récemment exilés. La grande majorité de ces organisations n’ont pas de moyens pour se faire connaître et encore moins de stratégie de communication. Les rares cas que nous avons identifié où une organisation a tenté de soumettre des projets à des bailleurs de fonds internationaux furent sans succès. Ces échecs participent au sentiment d’abandon de la population syrienne par la «communauté internationale» alimentant l’idée, au demeurant peut être juste, qu’il n’y a rien à attendre de cette dernière.

A plus ou moins longue échéance, le conflit syrien connaitra un terme. S’il est actuellement impossible d’anticiper l’état du pays et de la société à l’issue du conflit, nous pouvons être certains que la Syrie post conflit sera très différente de ce qu’elle était avant 2011. Sur ce plan, les exercices de planification post conflit entrepris par plusieurs organismes internationaux posent question. L’investissement dans la programmation post conflit est en partie fondé sur l’expérience afghane de relative improvisation des interventions post conflit faute d’informations précises sur l’état du pays et des besoins. Les plans de reconstruction de la Syrie élaborés à partir de 2012, entre autres par l’ESCWA [Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale], étaient fondés sur une hypothèse, implicite ou explicite, d’achèvement en quelques mois du conflit syrien fin 2013 ou début 2014. La poursuite des combats, l’intensification des destructions et les déplacements massifs de population rendent caducs tous les plans de reconstruction. La période de transition post conflit doit cependant être abordée dès à présent, ne serait-ce que parce que l’action ou l’inaction humanitaire contribue à définir les conditions post conflit.

Le travail des organisations syriennes ne se limite pas à l’aide d’urgence. Plusieurs associations, le plus souvent corporatives, travaillent dans une perspective post conflit en recensant précisément les destructions urbaines (ingénieurs), en élaborant une stratégie de réhabilitation des infrastructures hydrauliques et de relance de l’agriculture (union des paysans-agronomes), ou en proposant des bases pour une révision de la constitution (avocats). Mais la situation est la même que pour l’action humanitaire. Ce travail est très largement ignoré. Les organisations internationales tentent, à grands frais, d’inventorier les destructions et d’élaborer des plans de reconstruction avec moins de compétences et surtout sans aucune relation avec les organisations syriennes présentes sur le terrain.

Etablir une relation de confiance réciproque avec les organisations syriennes et leur fournir un appui sont des enjeux majeurs, tant en ce qui concerne l’aide humanitaire que la préparation de la période post conflit. L’exclusion de ces organisations participe à l’annihilation des capacités du pays à surmonter la crise dans laquelle il s’enfonce.
 

L’exploitation des eaux du bassin de l’Oronte: enjeux et perspectives

RECHERCHEUn projet mené par l’IHEID  se consacre à l’analyse de l’exploitation des eaux du bassin de l’Oronte, afin de constituer un réseau pour une gestion concertée des ressources hydriques au Liban et en Syrie.

L’objectif du programme «Exploitation des eaux du bassin de l’Oronte» est de fournir une analyse multidimensionnelle articulant les dimensions physiques, sociales, économiques et politiques des ressources en eau, de leurs usages et de leur gestion. L’ambition est d’appréhender le bassin dans sa complexité pour proposer, à différentes échelles, des bases de négociation en matière de gestion de l’eau.

La profondeur historique est un élément important de l’analyse, l’exploitation contemporaine des ressources repose pour partie sur des aménagements antérieurs dont les premiers remontent au Néolithique. L’évolution des techniques d’acquisition et de transport de l’eau et les transformations démographiques, économiques, sociales et politiques ont fortement modifié l’exploitation des ressources et la dynamique hydrique du bassin. Les écoulements des eaux de surface et souterraines ont été altérés. Les modifications affectant l’hydrologie et l’hydrogéologie induisent en retour une adaptation des techniques et modalités d’accès à l’eau. L’ensemble des éléments interagissent dans un contexte de forte incertitude, notamment climatique, et de connaissances lacunaires des ressources hydriques et de leur exploitation. L’incertitude peut être subie, du fait de la variabilité climatique ou du manque de données, ou entretenue à dessein, notamment dans le cadre des négociations transfrontalières.

La division du bassin entre trois Etats fait clairement apparaître l’influence des contextes politiques et sociétaux. Le bassin de l’Oronte est un espace de première importance en Syrie et plutôt marginal au Liban et en Turquie. Les cadres politiques nationaux ont induit une nette différenciation des modes de régulations. La faiblesse de l’Etat au Liban contraste avec la puissance, d’expression différente, de l’Etat en Syrie et en Turquie.

Le conflit en Syrie est une question majeure. Le bassin de l’Oronte est une région stratégique dans le conflit. L’accès à l’eau sera un élément clé dans une perspective de réconciliation post-conflit. La prolongation de la crise soulève la question de l’aide humanitaire et de la validité des programmes de reconstruction.

Le programme est mené par l’IHEID en collaboration avec plusieurs institutions suisses, libanaises et turques auxquels sont associés des chercheurs et ingénieurs syriens. Il bénéficie d’un appui du programme Initiatives Eau de la DDC.

https://www.water-security.org/

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