Contrechamp

Instinct maternel: mythe ou réalité?

SCIENCES SOCIALES (2/3) • Le deuxième volet de la recherche critique «Un ‘Specimen’ plus faux que nature», menée collectivement par des chercheur-e-s en sciences humaines sur trois émissions du programme «Specimen» de la RTS, couvre l’émission «L’instinct maternel, entre mythe et réalité»www.rts.ch/emissions/specimen/4168805-l-instinct-maternel-entre-mythe-et-realite.html programmée le 12 septembre 2012.
Illustration: NEELA

Lorsque Specimen se propose d’expliquer l’aspect véridique ou mythique de l’instinct maternel, en tant que spectatrices et spectateurs nous devons nous questionner: derrière la prétention à l’objectivité, quelles sont les valeurs portées par le récit et la mise en scène médiatiques? Par cette thématique, ce sont non seulement les liens parentaux qui sont abordés, mais également – en cela nous sommes toutes et tous concerné-e-s– , les rapports entre femmes et hommes

Frontières normatives

Les recherches1 value="2">Vous trouverez un dossier contenant les analyses détaillées de cette émission et de deux autres sur les sites: www.alambic.ch/specimen, http://nomoslab.com/un-specimen-plus-faux-que-nature/, https://collectifafrowiss.wordpress.com/22-2/ et lecourrier.ch/specimen de réponses à cette interrogation démontrent que, par les perspectives scientifiques sélectionnées, le choix des intervenant-e-s, leurs propos retenus, le montage et les commentaires des journalistes, ce programme ne présente pas un état des lieux des connaissances actuelles sur ce thème; il véhicule au contraire un point de vue et des représentations bien précises2 value="3">Nous utilisons dans cet article la règle grammaticale dite «de proximité».. Sous les atours de recours à la science comme source explicative, nous est servi un discours qui, de fait, participe à construire une cartographie morale entre ce qui est jugé normal et anormal.

Tout au long de ce programme orchestré par le questionnement «entre mythe et réalité», se dessine un ensemble de prescriptions sociales et individuelles qui sert à définir une norme et, dans le même mouvement, à en circonscrire la déviance. Sur le plan social, si l’«instinct maternel» existe, alors toutes les femmes «normales» sont censées le ressentir, universellement, «naturellement». Celles qui ne le sentent pas, ou peu, ou pas tout de suite, sont ainsi renvoyées de l’autre côté de la frontière, dans l’«anormal». Dès son introduction, sans attendre de dérouler son argumentaire, l’émission prend position: «en principe, ils [le bébé et sa mère] devraient s’adorer», et les tests mis en scène par l’équipe rédactionnelle sont censés «prouv[er] la pulsion profonde de l’attachement». Ce qui est montré comme problématique dans l’attachement mère-enfant est alors renvoyé au plan individuel, avec des mères qui «ne tombent pas spontanément amoureuses de leur bébé». Beaucoup de femmes peuvent pourtant se reconnaitre dans ce dernier cas de figure, avec la nécessité d’une adaptation et d’un apprivoisement mutuel avec le nouveau-né. Cependant, à travers les témoignages choisis par la rédaction de Specimen et le montage de leur propos, les mères dans cette situation de «contre-modèle» expriment toutes un sentiment de culpabilité et de souffrance, ainsi que l’isolement social qui en découle. Une manière médiatique d’établir la représentation d’un modèle féminin «sain» et de son versant «pathologique».

Représentations sexuées

La focalisation sur un instinct maternel, plutôt que sur les liens parents-enfants, laisse penser, dès son énonciation, qu’il y aurait une dimension innée de la relation parentale, spécifique aux mères. Par conséquent, si elles étaient attachées instinctivement à leur progéniture, il serait tout à fait logique de laisser les mères s’en occuper. Les pères – ce programme étant construit autour d’un schéma exclusif d’union conjugale hétérosexuelle –, n’étant pas présentés comme animés par des pulsions instinctives inscrites sur un plan biologique, auraient donc, quant à eux, à apprendre (ou pas) à être «paternants»3 value="4">Une représentation renforcée par le volet II produit par Specimen, «Papa t’es qui», et traité dans le dossier par un «post-scriptum», p. 46..

Le discours et les images centrées sur les mères et le fait d’ignorer les liens pères-enfants créent en soi des représentations qui renforcent un modèle de parentalité présenté à nouveau comme normal. Les hommes sont montrés de manière furtive, en train de dormir «en ronflant paisiblement» (commentaire du journaliste), ou en interaction avec des enfants mais devenus grands. De cette manière, les pères ne sont pas simplement hors champ visuel, mais leur absence crève l’écran. S’installe alors subrepticement, comme une évidence, la figuration de rôles parentaux qui ne seraient fondamentalement pas les mêmes, et donc absolument pas interchangeables. Avec cette représentation, la séparation sexiste des rôles familiaux a encore de beaux jours devant elle, ce genre d’affirmation permettant de justifier notamment le fait qu’il reviendrait aux mères de relativiser leur engagement professionnel pour s’occuper des enfants. De même, dans le prolongement qui peut en découler, ce genre de représentations peut servir à établir la dangerosité pour des enfants d’avoir deux papas, puisque seules les mamans sauraient vraiment s’en occuper.

Les humains, une espèce sans société

Si l’émission déclare vouloir déconstruire l’image de la maternité, l’effet produit est totalement inverse. En donnant comme seules explications aux différents comportements de mères vis-à-vis de leur(s) enfant(s) des réponses de type biologique – présentant au passage une vision monolithique erronée de ces approches, notamment en neurosciences – ou situées dans des comparaisons inter-espèces insensées, l’émission construit la représentation d’un «instinct maternel» préexistant et surpassant toute influence sociale. L’absence d’analyses s’appuyant sur les sciences sociales telles que l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, ou établies dans une perspective de genre, empêche de comprendre que l’évolution du schéma familial est d’abord le fait des contextes historiques, culturels et politiques, plutôt que de qualités biologiques. Cette réduction de perspectives condamne la maternité à une série de comportements qui devraient être universels, identiques pour chaque femme, définissant une supposée nature féminine. L’histoire des changements de mœurs quant à l’allaitement illustre pourtant parfaitement l’ampleur des transformations sociales qui ne doit rien à une modification du système génétique et hormonal des femmes.

Contrairement au mode interrogatif de son titre, s’il y a bien une chose que l’émission prend pour acquise, c’est l’«instinct maternel». Or, ce qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on visionne cette émission, c’est qu’aucune des expériences relatées par les expert-e-s ou reproduites par les journalistes ne constitue un fait scientifique établi permettant de conclure à la réalité de ce supposé instinct. Personne n’est parvenu à ce jour à prouver l’existence d’une telle disposition innée, et ce n’est pas faute d’avoir cherché. L’ensemble de la rhétorique de l’émission consiste pourtant à démontrer que si les femmes se donnent autant de peine pour leur enfant, c’est parce que cela serait inscrit dans leurs gènes et leurs hormones. En cela, le titre même de l’émission, «entre mythe et réalité», est un trompe-l’œil. La rédaction de l’émission cherche à lui donner du relief dramaturgique en confrontant mythe et réalité, mais loin de la mise en perspective attendue, la suite de l’émission s’avère un plaidoyer présentant des comportements maternels normés et eurocentrés comme étant supposément le résultat de processus biologiques, communs à l’ensemble des mammifères.

Choix de société et responsabilité

Par différents moyens narratifs, Specimen construit une représentation subjective de la4 value="5">A noter l’usage au singulier de «la mère/femme» utilisé tout au long du programme, dans un réductionnisme qui sert le propos d’essentialisation de caractéristiques supposément féminines et comme si toutes les femmes étaient mères. femme, ici réduite à sa dimension de mère. Les femmes rencontrées par l’équipe journalistique sont ainsi identifiées par le seul nombre de leurs enfants, apparaissant comme entièrement dévouées à la maternité, dans un modèle maternel jugé sain lorsque mère et bébé forment un couple fusionnel-amoureux. Quantité d’éléments sont présentés dans l’émission comme «instinctivement maternels» sans envisager qu’ils puissent provenir de l’habitude, de la connaissance de ce bébé (les parents adoptifs apprécieront) et surtout de l’inégalité construite socialement des assignations domestiques et professionnelles des femmes et des hommes; ce temps consacré aux tâches familiales dont on ne peut que regretter, notamment en Suisse5 value="6">«Temps consacré au travail domestique et familial», Office fédéral de la statistique, www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/03/06/blank/key/haus-und-familienarbeit/Zeitaufwand.html, qu’il soit encore si mal reparti dans les couples.

La télévision publique suisse n’aurait-elle pas pour mission de participer à l’émancipation de tels schémas traditionalistes inégalitaires? Quand l’équipe de Specimen affirme dans la presse6 value="7">«Vue sur patrimoine expérimental», A. Lietti, Le Temps, 12 avril 2010. à propos de sa démarche, l’importance du «fait de société compris plutôt que raconté», c’est exactement l’inverse que cette rédaction, une fois de plus, met ici en scène. La mise en perspective de ce récit médiatique permet de démontrer que par ses représentations subjectives, Specimen semble bel et bien vouloir consacrer et légitimer une différence radicale et asymétrique entre les rôles sociaux dits féminins et masculins; une réelle attaque au processus d’égalité entre femmes et hommes. I
 

Notes[+]

Le premier volet de la série est paru le 20 avril 2015. Prochain et dernier volet: lundi 4 mai.

Opinions Contrechamp

Autour de l'article

Je ne suis pas raciste, mais…

dimanche 19 avril 2015
SCIENCES SOCIALES (1/3) • Un collectif de recherche propose une série d’articles critiques sur l’émission «Specimen» de la RTS (lire ci-dessous). Le premier volet est consacré...

Connexion