Contrechamp

pour un dialogue avec la « norme »

PSYCHOSOCIAL  Le système de l’assistance sociale tel que nous le connaissons peut revêtir un caractère invalidant, constate Marco Cencini, animateur psychosocial dans un centre d’hébergement genevois. Réflexion sur la question du soutien financier dans le monde du travail social.

Il existe, dans l’univers du travail social et thérapeutique, des questions encore ouvertes qui constituent des véritables entraves à notre travail. C’est à partir d’une réflexion autour du soutien financier des populations que nous accueillons dans notre centre d’hébergement1 qu’une partie de ces problèmes se sont révélés être symptomatiques du caractère invalidant que peut assumer le système de l’assistance. Il nous semble donc essentiel de les rappeler pour essayer d’en déceler les causes ou de tracer un chemin pour une réflexion ultérieure. Cependant, avant de se pencher sur cette question il sera utile de rappeler brièvement la question du normal et du pathologique et de leur relation.

La population de ceux qu’on appelle les «fous», c’est-à-dire la catégorie dite des malades mentaux, est relative à la conception que chaque société a de la normalité. Cette dernière se définit à la fois statistiquement et en faisant appel aux normes et valeurs d’une société donnée. Chaque société a ses propres malades car elle a ses propres valeurs. Dans nos sociétés occidentales, la relation entre normal et pathologique, la relation entre la population des assistés et le reste de la société, se fonde et est le résultat d’une histoire d’exclusion2.

Malgré le fait que cette exclusion ait acquis, au cours de ces deux derniers siècles, les traits d’une exclusion «médicalisante», elle constitue l’une des causes de la marginalisation de ces populations encore aujourd’hui. On divise pour mieux soigner, mais on divise tout de même. Or, si, comme nous le soutenons, la maladie mentale est aussi une relation positive au monde, ce sont aussi des relations au monde qui sont marginalisées.

Etant donné qu’on ne guérit pas une relation au monde (tout au plus on la transforme), il n’y a qu’une façon de traiter la maladie, à savoir l’intégrer à la société normale. Bien entendu, par intégrer, nous n’entendons pas normaliser, effacer les différences ou éduquer à être «comme tout le monde». L’intégration ne doit pas être un lit de Procuste mais une inclusion des malades dans la société qui doit passer par l’acceptation de leurs différences.

Le travail, c’est la norme

Dans notre société moderne, le premier facteur d’intégration est le travail, qui est aussi une relation d’échange mutuel – la garantie d’une place et d’une reconnaissance au sein de la société. Cela manque dans nos populations d’usagers. C’est l’exclusion, la honte, le sentiment d’être inutile et «mauvais». En dehors de la relation normale à la société normale (la normalité est avant tout une relation normale à la société, qui est définie par cette relation d’échange mutuel dans lequel l’individu contribue à la richesse sociale de la société et celle-ci le reconnaît comme lui appartenant, faisant de lui un citoyen), ces personnes vivant dans l’assistance se voient rémunérées sans pouvoir offrir une véritable contrepartie. Ces populations perçoivent une sorte de salaire tout en ne recevant pas de salaire. Car le salaire est la rétribution, la contrepartie financière, pour un travail effectué.

Le salaire témoigne de la bonne santé de la relation d’échange mutuel avec la société; il est le signe d’une reconnaissance et d’une appartenance. Il suffit de jeter un coup d’œil aux définitions que les dictionnaires donnent du concept de citoyenneté pour comprendre qu’il est nécessaire de se poser la question du statut des malades au sein de nos sociétés. Bref, ces personnes reçoivent sans rien donner. C’est leur droit, bien entendu, et le signe d’une solidarité qu’on se garde bien de critiquer. Cependant, il faut réfléchir aux mécanismes de cette solidarité. En effet, une solidarité ainsi exprimée donne lieu à certains problèmes.

En premier lieu, elle peut amener à l’incompréhension de ce que cette solidarité constitue. Nous constatons, en effet, qu’il y a plusieurs réponses à cette solidarité, souvent problématiques. D’un côté, nous retrouvons des usagers qui vivent avec honte ce qu’ils perçoivent comme de la charité, signe de leur marginalité et d leur inutilité. De l’autre côté, nous constatons qu’il y a des usagers qui considèrent cette solidarité comme un dû, une sorte de salaire. Cela peut conduire à une relation encore plus délicate avec le reste de la société qui ne les voit pas comme des salariés, mais comme des invalides qui bénéficient, voir profitent, d’un soutien financier obtenu par la sueur d’un front qui n’est pas le leur.

De plus, cette vision du soutien social change la nature de la relation que l’animateur essaie de tisser avec l’usager. Le travailleur social se trouvera confronté à devoir travailler avec une population fragile qui le perçoit parfois comme un employé à son service. En considérant le soutien financier comme un dû, l’assisté peut penser qu’il est en train de payer personnellement les prestations d’institutions comme la nôtre. Le soutien psychosocial devient alors un service quelconque que l’assisté paye de sa poche. Cela nuit à la qualité du lien que le professionnel de l’aide sociale ou thérapeutique veut tisser avec les usagers.

En deuxième lieu, elle ne stimule pas ces populations à s’investir, dans les limites de chacun, dans une activité, un projet ou quoi que ce soit, qui pourrait les amener dans la direction d’une reconnaissance de la société, c’est-à-dire quelque chose qui pourrait les amener à fournir une véritable contribution, pour petite qu’elle soit, même symbolique, à la société. Il en est ainsi car, d’un côté, ces populations bénéficient déjà d’un soutien financier et, de l’autre, les activités qu’on leur propose aujourd’hui (souvent des excellentes initiatives) ne comportent, faute de moyens, que des rémunérations symboliques.

La partie assujettie, qui reçoit de l’aide et subit les décisions de l’autre partie

Le système actuel peut donner lieu à ce que David Cooper appelait l’invalidation sociale. Dans la conception actuelle du soutien social, le bénéficiaire est exclusivement un assisté: dans la relation qu’il entretient avec la société, donc avec les institutions sociales et thérapeutiques, il en constitue la partie assujettie, celle qui reçoit de l’aide et subit les décisions de l’autre partie. Ainsi, le bénéficiaire de l’aide est perçu comme dépourvu de tout savoir faire, incapable de se positionner socialement dans un rapport de donnant-donnant, dépourvu de toute puissance d’action ou de la capacité de persévérer dans son existence (le conatus spinozien) et donc comme inapte à créer de la richesse sociale (Miguel D. Norambuena).

L’assisté, dans la relation qu’il établit avec le monde de l’assistance, intègre cette sorte d’étiquette qui vient à faire partie intégrante de son identité, qu’il construit aussi sous l’influence de la société qui l’exclut et le stigmatise. Dans la lutte quotidienne d’affirmation et réaffirmation de soi (lutte qui peut être anxiogène en elle-même3), de la construction jamais définitive d’une identité, cette étiquette peut même être rassurante, puisque elle peut offrir l’illusion d’une identité claire et stable, bien définie à l’intérieur d’une prétendue catégorie scientifiquement fondée, et donc d’autant plus invalidante. Ces personnes entretiennent donc une relation asymétrique avec la société, ce qui fait qu’elles ne sont même pas des acteurs sociaux, voire des citoyens.

Notre argumentation se veut aussi fondatrice d’une démarche qui voudrait sevrer, autant que possible, la population des assistés de ce paradigme qui invalide les usagers et les renferme dans une dialectique asymétrique qui devient l’espace dans lequel ils existent. Sortir de ce paradigme institutionnel invalidant permettrait, sinon de résoudre toute une série de problèmes, pour le moins d’en réduire la portée. Il faudrait pouvoir «revalider» les usagers, en partant de la découverte et de la mise en valeur de leurs savoir-faire, pour qu’ils puissent contribuer à la richesse sociale et donc faire partie de la société.

Pour ce faire, il faut avant tout reconnaître leurs différences, voire même les valoriser. En effet, ce n’est pas en renonçant à leurs individualités qu’ils pourront mobiliser leurs capacités et attitudes créatrices. Bien au contraire, c’est seulement en puisant dans leurs singularités qu’ils pourront amener une contribution originale et donc enrichissante. Il ne s’agit donc pas d’en faire des citoyens modèles ni de leur offrir l’illusion de pouvoir devenir, avec un peu de volonté et d’effort, comme «tout le monde». Illusion, celle-ci, parmi les plus dangereuses, car elle ne fait que créer des attentes qui seront souvent suivies par un échec qui ne fera que renforcer le sentiment «d’être différent, de ne pas être normal». Il faut leur permettre de contribuer à la société en étant ce qu’ils sont, grâce à ce qu’ils sont, pour que la société les reconnaisse et les accepte pour ce qu’ils sont: des personnes effectivement malades mais jouant un rôle effectif et créatif, intégrées au cœur mêmes des cités.

Il faudrait pouvoir «revalider» les usagers

Permettre à ces personnes de dialoguer avec la société normale, en dépit et grâce à leurs différences, pour qu’elles puissent vivre avec et non grâce à elle, permettrait de changer radicalement la vision de la maladie mentale. La seule possibilité pour que les mondes du normal et du pathologique puissent se rencontrer est le paradigme de la reconnaissance réciproque qui se fonde sur la découverte et l’acceptation mutuelle. Un paradigme de l’aide sociale et psychiatrique qui se fonde sur l’idée des contributions et du respect réciproques, un renouveau conceptuel qui changera d’un coup la représentation que la population normale a de la maladie et la représentation que le malade a de lui-même. Ces populations pourraient dès lors être reconnues comme créatrices de relations positives au monde, donc comme créatrices d’univers non pas anormaux (donc faux) mais originaux, différents, singuliers.

Cela dit, nous pouvons affirmer que des pistes ont déjà été ouvertes. Il suffit d’aller déguster un bon mets au restaurant le Pyramus, une initiative promue par l’association T-interactions, à Genève, où le service est assuré par des assistés, pour se rendre compte que ces espaces de rencontre entre le normal et le pathologique sont la voie à suivre dans le futur. De même, l’association Réalise ou encore le Dracar, un projet qui s’inscrit à dans le cadre de la démarche de l’association Racard, et qui propose des séjours à long terme à des personnes en grande difficulté afin de leur permettre de vivre au sein de la cité en contribuant à la vie citadine, via diverses activités proposées.4 L’espoir est celui d’un développement des initiatives qui vont dans ce sens, ce qui permettrait à un nombre croissant de personnes vivant dans la précarité de participer activement à la vie des villes qui les accueillent.

* Psychologue et animateur psychosocial.

1 Le Racard, centre d’hébergement et lieu de vie avec appui psychosocial. Cf. De l’animation psychosociale à la clinique du quotidien, sous la direction de Miguel D. Norambuena, L’Harmattan, Paris, 2010.

2 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 (2e éd.)

3 Cf. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob,‎ 1998.

4 En savoir plus sur ces différents projets:

www.t-interactions.ch/

www.realise.ch/

www.racard.ch/

 

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