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Impérialisme et servitude: l’anglais dans les sciences sociales

RECHERCHE • Une pétition se dresse contre la décision du Fonds national suisse d’imposer aux chercheurs en science politique la rédaction de leurs demandes de financement en anglais. Antoine Chollet analyse les implications de cette «anglomanie galopante».

En décembre 2014, le FNS (Fonds national suisse de la recherche scientifique) a décidé d’imposer l’usage de l’anglais pour les requêtes qui lui sont adressées dans le domaine de la science politique, étendant une politique qui, parmi les sciences sociales, frappe déjà l’économie et la psychologie. Une pétition1 value="1">Vous pouvez signer la pétition ici: http://languefns.wesign.it/fr, émanant de chercheurs et de chercheuses en science politique, a immédiatement été lancée et a déjà permis de reporter l’entrée en vigueur de cette nouvelle règle à l’automne 2015. Il reste à espérer que le FNS renonce à cette décision insensée, d’un point de vue institutionnel et politique. L’imposition de l’anglais dans les sciences humaines et sociales, car le problème ne se limite pas à la science politique, appelle dans le même temps quelques remarques plus fondamentales.
L’idée que les recherches en science politique pourraient se penser et se transmettre dans une seule langue dérive d’un postulat épistémologique délirant, affirmant d’une part l’univocité des concepts utilisés dans cette discipline, et d’autre part la séparation rigoureuse du langage scientifique et de la langue que les chercheurs et les chercheuses utilisent sur leurs terrains de recherche. Une telle position épistémologique est absurde, et devrait immédiatement invalider les travaux de celles et ceux qui la tiennent pour valable. Toute recherche de science politique doit au contraire reconnaître dès le départ l’équivocité essentielle des mots et des concepts qu’elle utilise, et l’impossibilité de séparer ces mots et ces concepts de la langue quotidienne (qu’il s’agisse de celle des acteurs et des actrices, ou de celle des chercheurs et des chercheuses), au risque de ne plus rien comprendre aux pratiques qu’elle étudie.

A cet analphabétisme épistémologique s’ajoute une attitude impérialiste d’un ensemble de sous-domaines de la science politique, cherchant à toute force et depuis de nombreuses années à contraindre l’ensemble de la discipline à se soumettre à ses procédures de sélection et à ses propres critères de validité. A rebours d’une conception libérale et concurrentielle de l’activité scientifique ou d’un souci de permettre des recherches marginales, il s’agit au contraire de faire disparaître toute pratique sortant des canons d’une orthodoxie autoproclamée, dont on aura au passage pu juger la qualité au vu de l’épistémologie fantaisiste sur laquelle elle s’appuie plus ou moins consciemment.

Cette normalisation disciplinaire s’accompagne d’une curieuse attitude, qu’il faut sans doute décrire, avec La Boétie, comme une manifestation de servitude volontaire. Assez étrangement en effet, la maîtrise de la langue anglaise semble souvent inversement proportionnelle à l’anglomanie affichée par les chercheurs et les chercheuses. On se retrouve donc dans la pénible situation de lire des textes ou entendre des conférences rédigées dans l’anglais le plus pauvre, une «langue» qui s’est en réalité transformée en une sorte de sabir utilitaire sans nuance ni précision. L’anglais est cependant une langue, et non cette version dégradée ou une quelconque lingua franca que tout le monde comprend sans que personne ne la parle, pour des millions d’universitaires (en Amérique du Nord, au Royaume-Uni, en Australie, en Inde, en Afrique du Sud, etc.). Cette différence réduit nos anglomanes piètres anglophones à une situation d’infériorité, une situation dans laquelle ils semblent d’ailleurs se placer volontairement et avec un certain enthousiasme. Sans compter que cette domination linguistique, qui peut parfois être écrasante, rend impossible un échange scientifique égalitaire, ce maintien volontaire dans un état de minorité par un nombre étonnamment important de collègues ne laisse d’intriguer.

Cette anglomanie galopante pose enfin un dernier problème, qui a trait aux rapports entre la science, l’université et la société. L’usage exclusif de l’anglais en science politique sépare irrémédiablement cette dernière de la société suisse – francophone, germanophone et italophone – et interdit tout dialogue avec elle, puisque la seule communication envisageable ne relève plus que d’une vulgarisation simplifiée dans les langues vernaculaires, une transmission à sens unique pour laquelle, d’ailleurs, les anglomanes les plus militants consentent rarement à perdre quelques heures de leur précieux temps. Que la science politique suisse, travaillant pour partie sur le monde politique suisse, ne considère plus le dialogue avec ses terrains d’études et avec les citoyens et citoyennes comme une tâche essentielle fait – qu’on me pardonne cet avis tranché – légitimement douter de son attachement à la démocratie.
 

Notes[+]

* Maître-assistant en pensée politique et membre du Centre Walras Pareto, à l’université de Lausanne. Texte paru sur le site https://sociopublique.wordpress.com

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