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Comment résister?

ÉTAT DE DROIT • L’acceptation de l’initiative contre les «pédophiles» affaiblit les droits de la défense. Il s’agit de réfléchir aux moyens de combattre et d’anticiper quelques-unes des probables futures batailles de cet acabit – comme la réintroduction de la peine de mort.

Alors que la troisième initiative de la «Marche Blanche» a été très largement acceptée par le peuple et les cantons le 18 mai, d’autres textes de même teneur sont déjà en préparation, sans même que l’association ait encore besoin de les initier. Comment réagir face à ces propositions qui, manifestement, n’ont pas besoin d’une campagne très appuyée pour être acceptées, sans compter que ses adversaires sont généralement peu nombreux et presque inaudibles?

La solution généralement avancée, à gauche comme dans une partie de la droite, reviendrait à limiter l’exercice des droits populaires, soit en augmentant le nombre de signatures nécessaires à l’aboutissement d’une initiative, soit en faisant valider le texte de ces dernières par une Cour constitutionnelle chargée de faire respecter l’unité du droit ou leur compatibilité avec les droits fondamentaux. Cette solution nous paraît erronée, d’abord pour une question de principe relative à la défense des droits populaires et au lien nécessaire entre souveraineté populaire et Etat de droit, et ensuite pour une question plus banalement stratégique, puisque les «garde-fous» imaginés seraient clairement défavorables à la gauche sur d’autres sujets.

Les initiatives de la «Marche Blanche» attaquent toutes des principes de l’Etat de droit et de l’ordre constitutionnel dont certains sont, dans l’ensemble ou dans certaines de leurs conséquences, contre-intuitifs. Il en va ainsi de la présomption d’innocence ou de la non-rétroactivité des lois, mais aussi des droits de la défense ou de la capacité de tout-e condamné-e à s’amender. Comme tous les principes, leur application à certains cas peut paraître scandaleuse ou inopportune, mais c’est précisément dans ces situations que les principes deviennent cruciaux, et qu’il faut défendre leur application rigoureuse et en toutes circonstances.

De tels principes ne dérivent nullement d’une sagesse surhumaine ou d’une logique impérieuse, mais sont des éléments constituants de la communauté démocratique elle-même. Ceux-ci ne peuvent cependant avoir la moindre réalité s’ils ne sont pas connus, acceptés et, dirions-nous, appropriés et défendus par chacun-e. Or on ne naît pas citoyen-ne et démocrate, on ne peut que le devenir. Les principes fondateurs de notre ordre juridique et politique doivent donc être assimilés, et pour l’être ils doivent d’abord faire l’objet d’une discussion permanente qui en rappelle les éléments essentiels et la raison pour laquelle nous les tenons pour légitimes.

Il manque en Suisse, singulièrement si l’on songe à l’importance des mécanismes de démocratie directe qui permettent d’en débattre et d’en décider, une véritable «éducation juridique». La disparition des jurys populaires, là où ils existaient encore, n’était pas une bonne nouvelle, mais ils ne constituaient qu’un élément possible de cette éducation, parmi beaucoup d’autres. Pour le bon fonctionnement du système judiciaire et politique, il est absolument indispensable que chacun-e ait été amené-e, au moins une fois dans sa vie, à assister à un procès et à s’en faire expliquer le déroulement, ce qui suppose notamment la publicité des audiences. Il est tout aussi important que les principes fondamentaux qui organisent la justice soient exposés clairement, en en donnant les justifications principales (ne serait-ce que pour pouvoir être critiquées ensuite). L’école devrait être l’un des lieux de cette éducation juridique, mais elle ne peut à elle seule permettre d’atteindre cet objectif.

Il est de la responsabilité des actrices et acteurs du système judiciaire de présenter et d’expliquer leurs pratiques. Si nul-le n’est censé-e ignorer la loi, nul-le ne devrait non plus ignorer les principes qui la soutiennent, les moyens de les protéger et les dangers auxquels conduit leur ignorance. Si les citoyen-ne-s d’un pays démocratique doivent pouvoir défendre leur système politique, y compris vis-à-vis d’eux-mêmes, il doit en être de même du système judiciaire et des principes sur lesquels il devrait reposer.
 

* Paru dans Pages de gauche n° 134, juin 2014 (dossier «Etat de droit»), www.pagesdegauche.ch

Opinions Agora Antoine Chollet

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