Contrechamp

L’intolérable hier et aujourd’hui

PRISON • Le philosophe Michel Foucault a fait prendre conscience, dans les années 1970, de la violence institutionnelle du monde carcéral, questionnant les mécanismes disciplinaires et le contrôle social. Et aujourd’hui? Dix jours d’événements autour de la prison sont programmés à Lausanne dès le 19 mars, à l’initiative du Groupe Infoprisons.
Entre juillet 1972 et février 1973

Au début des années 1970, la France frémit encore des soubresauts de Mai 68. Mais le climat est devenu plus répressif, après la reprise en main de la rue par le gouvernement de Georges Pompidou. Une loi «anticasseurs» est promulguée, la «Gauche prolétarienne» est interdite. Dans les prisons de la République des militants politiques sont incarcérés. Des mutineries secouent les pénitenciers, des détenus entreprennent des grèves de la faim. Un vaste mouvement de dénonciation de l’enfermement se manifeste, qui débouche, en février 1971, sur la création du Groupe d’information sur la prison (GIP) par Michel Foucault et quelques intellectuels engagés.

D’emblée, ce groupe se veut le porte-voix des détenus. Par divers moyens, ses membres parviennent à faire entrer des questionnaires dans les pénitenciers. Les plaintes qu’ils reçoivent en retour sont publiées dans un bulletin intitulé L’Intolérable. Parallèlement, Michel Foucault va développer, sur le thème de la prison, une réflexion approfondie, qui alimentera ses cours au Collège de France, ses conférences et ses livres, dont le célèbre Surveiller et punir, paru en 1975.

Si les échos qui parviennent de l’intérieur des établissements pénitentiaires racontent surtout les conditions désastreuses de détention, Michel Foucault va désigner l’enfermement lui-même comme l’élément essentiel de la contrainte. L’intolérable, c’est cette «machine à déshumaniser» qu’est la prison et «l’horrible accumulation, en chaîne, des violences et des humiliations quotidiennes» qu’elle produit.1 value="1">Retranscription d’une conférence donnée par Michel Foucault à l’Université de Montréal en 1976; Vacarme n° 29, automne 2004. Elle est un espace de non-droit: «s’il se peut que le détenu ait été mis en prison au nom de la loi, une fois qu’il a franchi le portail de la maison d’arrêt, ou de la centrale, la règle veut qu’il n’appartienne plus à la loi, mais à l’arbitraire, à la violence, à la répression incontrôlée, au secret. La loi et le droit cessent là justement où commence la prison. La justice met le détenu hors la loi».2 value="2">Texte accompagnant le questionnaire du GIP Toulouse, archives du GIP.

Le contrôle social, même hors des murs de la prison

Pour Michel Foucault, la fonction de la prison n’est pas de rendre les personnes détenues plus responsables, ni de leur restituer, à terme, leur liberté et leur autonomie. Il s’agit plutôt de les soumettre, en leur inculquant le goût du travail, l’amour de l’ordre et le sens de la morale. Il s’agit de les réduire à l’obéissance, et finalement de les contraindre à aimer et à choisir ce qui les opprime, dans un système qui favorise l’individualisation, à l’exclusion de toute relation horizontale avec les autres détenus et de toute conscience collective.

Veut-il donc fermer les prisons? A ses yeux, le contrôle social est si prégnant que toutes les alternatives ne peuvent que le reproduire. On pourrait ouvrir les portes et abaisser les murs des pénitenciers qu’il n’y verrait aucun progrès, car les fonctions de la prison continueraient à s’exercer. Qu’il s’agisse du sursis, des travaux d’intérêt général, de l’assistance de probation ou d’autres formes de contrôle, tous les moyens sont bons pour «domestiquer» les individus. De plus, on en fait les otages du savoir des criminologues et des psychiatres, qui appliquent sur eux leur science de la délinquance et de la sanction pénale. «Les fonctions carcérales sont maintenant localisées non plus dans les prisons, mais dans le corps social tout entier», affirme Foucault. C’est comme un tissu cancéreux. Dès lors, comment punir? A cette question, Foucault ne répond que par une autre question: faut-il punir? Et que signifie punir? Bonne question, mais déroutante incertitude!

Est intolérable non pas le manque d’humanisme du pouvoir, mais sa volonté politique

Cette remise en question de la sanction, quelle qu’elle soit, met à mal la notion même de réinsertion, puisque, par son emprise redoutable, le pouvoir ne laissera jamais celui ou celle qu’il a condamné-e lui échapper définitivement. «De la prison, on sort toujours plus délinquant qu’on ne l’était» affirme Foucault. Dans ce sens, la prison n’est pas en échec: sa réussite, au contraire, est précisément de créer de la délinquance, car elle a été conçue pour cela! On entre là dans l’analyse de ce qu’il nomme l’économie politique de la délinquance, fondée sur l’idée que les «illégalismes» des laissés pour compte, des marginaux, des réfractaires servent à masquer les comportements illégaux sur lesquels se construit et se renforce le pouvoir: corruption, fraudes, soustraction fiscale, trafics en tous genres, mafia, etc. «Non seulement les ‘vrais coupables’ ne sont pas inquiétés, mais en plus ils occupent des positions respectées dans la société».3 value="3">«Mettre la prison à l’épreuve; le GIP en guerre contre l’intolérable», Grégory Salle, revue Cultures & Conflits; 2010.

Dans cette optique, les infractions des opprimés ne procèdent ni d’un penchant criminel ni d’une attirance pour la délinquance, mais elles constituent «une conduite contrainte, acculée, forcée d’agir comme telle: on est délinquant parce qu’on n’a plus le choix».4 value="4">Id. Encore faut-il que le pouvoir réussisse à convaincre la population non délinquante qu’elle n’a rien de commun avec ce milieu de réprouvés. Il le fait en diffusant dans les médias des faits divers horribles, qui contribuent à répandre un sentiment d’insécurité et qui font accepter la prison comme la seule protection possible. Le système pénitentiaire «consiste à flatter une opinion qu’on apeure, en faisant appel à l’esprit de vengeance et de ressentiment».5 value="5">A propos du livre de Philippe Artières: «Prisons: échos d’une lutte à perpétuité», Libération du 16 juillet 2013.

Michel Foucault construit ainsi un système cohérent de pensée, dans lequel on découvre finalement ce qui, à ses yeux, constitue la clé d’une véritable alternative à la prison: non pas des punitions plus douces, plus acceptables ou plus efficaces, mais la construction d’une société dans laquelle le pouvoir n’aurait plus besoin d’illégalismes6 value="6">Retranscription d’une conférence donnée par Michel Foucault à l’Université de Montréal en 1976; Vacarme n° 29, automne 2004.; non pas une réforme humaniste, mais un combat politique.

* Groupe Infoprisons.

2014: un nouveau GIP?

Dans les années 1970, en Suisse, il y eut un GAP (Groupe action prisons), qui jouait un peu le même rôle, en plus modeste, que le GIP de Michel Foucault. Mis sur pied à la suite du décès de Skander Vogt aux Etablissements de la Plaine de l’Orbe (EPO) en mars 2011, le Groupe Infoprisons, lui, ne prétend pas pouvoir jouer ce rôle de passeur entre le dedans et le dehors: le contexte est différent. Le décès de ce détenu montre que s’il y a des gestes de révolte et des actes désespérés à l’intérieur des prisons, ils sont le fait d’individus isolés. La population carcérale a changé: on n’y trouve plus guère de militants politiques, mais beaucoup d’étrangers, souvent en attente d’expulsion.

Le système pénitentiaire vacille dangereusement entre réinsertion ratée, parce qu’on n’y consacre pas les moyens nécessaires, et enfermement définitif, parce que ça rassure la société. Bien que les pénitenciers risquent d’exploser sous l’effet de la surpopulation, les autorités judiciaires et pénitentiaires ne relâchent pas la pression et réclament des crédits pour construire de nouveaux établissements.

La violence institutionnelle dénoncée par Foucault et le GIP pourrait bien être en train de gagner du terrain avec l’introduction de mesures de durée indéterminée, telles que l’internement. La sanction avait autrefois un caractère contractuel: une infraction était commise, elle se payait au tarif prévu par le code. Maintenant, avec les pronostics des experts psychiatres, les commissions d’évaluation de la dangerosité, les thérapies sans limite temporelle précise, la notion de contrat se dilue dans une relation de pouvoir: la personne détenue ne s’appartient plus. De là à dire que l’objectif de réinsertion n’est plus d’actualité, il y a un pas que nous ne voulons pas franchir.

Quant à la thèse de Foucault sur le rôle politique de la prison et sa fonction de maintien d’une délinquance utile au pouvoir, elle ne semble plus guère transposable, en ces termes, à notre époque. Chez Foucault, la notion de «pouvoir» semble toujours posée comme un absolu, un invariant, jamais rapportée à un régime politique ou économique particulier. Aujourd’hui, on parlerait plutôt de rapports de pouvoir, au pluriel, pour tenir compte des forces en présence dans la société. L’Etat de droit est aussi un pouvoir, et, en matière pénale, le Tribunal fédéral en a donné quelques signes ces derniers temps, en rendant des arrêts qui font du respect du droit un rempart contre l’arbitraire. Quant à savoir si l’objectif est de réduire la délinquance ou de l’entretenir parce qu’elle est utile aux puissants, c’est une question formulée de façon trop simpliste pour qu’on puisse y répondre sereinement. C’est pourquoi un large débat est plus que jamais nécessaire.

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«Foucault – La prison aujourd’hui»

LAUSANNE • A l’occasion de la programmation du spectacle Foucault 71 au Théâtre de la Grange de Dorigny, les 27, 28 et 29 mars 2014, le Groupe Infoprisons, en collaboration avec divers partenaires, met sur pied, du mercredi 19 au dimanche 30 mars, dix journées de films, débats, expositions, conférences autour de la prison. Ce sera l’occasion de s’interroger sur la pensée de Michel Foucault et sur son actualité aujourd’hui, mais aussi de voir, entendre et sentir la vie à l’intérieur des prisons, à travers une approche historique, philosophique, culturelle et militante. Cette manifestation est ouverte à tous; l’entrée est libre pour la plupart des rencontres. Il est recommandé de s’inscrire, le nombre de places étant limité. Le programme complet de cette manifestation est accessible sur le site: www.infoprisons.ch.

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Opinions Contrechamp Anne-Catherine Menétrey-Savary

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