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«Tais-toi?!» ou les limites de la liberté d’expression

RÉFLEXION • En écho à l’«affaire Dieudonné», Lukas à Porta se soucie des minorités «dont les voix ne résonnent guère dans les lieux de pouvoir» et qui sont à ses yeux les véritables privés d’expression.

Çà et là, on trouve toujours des individus pour défendre l’idée selon laquelle la liberté d’expression est absolue, que tout peut être dit, en tout temps, par n’importe qui, n’importe où et n’importe comment. Or, d’un point de vue pratique, et dans le cas de l’expression orale, il est pourtant évident qu’elle ne peut pas l’être. Quand l’acteur, sur scène, prend la parole, son audience est réduite au silence, ou à l’usage d’une panoplie appauvrie d’expressions non-verbales, des applaudissements aux rires. Revendiquer la liberté d’expression totale puis la pratiquer sans entraves implique donc la mise en sourdine d’autrui, consensuelle ou non. Si tous les coqs chantaient en même temps, le brouhaha incompréhensible qui en résulterait serait la négation de l’expression collective et non pas sa réalisation. A moins de vivre seul sur une île, l’expression orale, exclusive, ne peut donc être sans limites.

Quid du contenu? Est-ce que l’on peut aborder tous les sujets, énoncer tous les propos, animé de toutes les intentions? Si tout pouvait être dit, j’aurais le droit d’appeler à la censure et de menacer physiquement ceux qui s’expriment, les réduisant au silence (admettons-le) et contredisant par là-même l’idée que tout peut être dit. Certaines expressions extrêmes de cette liberté ont le pouvoir de l’affaiblir, parfois même de l’anéantir, comme dans le cas de l’omertà ou loi du silence. Doit-on les interdire au nom de la liberté d’expression ou les tolérer au nom de cette même liberté??

D’un point de vue légal, des bornes existent: en Suisse, il est entre autres choses interdit de diffamer autrui, d’inciter à la haine, d’appeler au meurtre ou de nier l’existence de la Shoah. Dans certains cas, appliquer ces articles de loi s’avérera fort compliqué. En effet, le sens d’une proposition dépend parfois entièrement du contexte qui l’a vue naître. Prenons la phrase suivante: «il est nécessaire d’exterminer les juifs» (on notera, ô ironie, que cette proposition sera volontiers acceptée par celles et ceux qui pensent que les juifs n’ont pas été les victimes d’une extermination de masse). Cette proposition, si son locuteur la prononce lors d’un rassemblement politique, sera considérée à juste titre comme une incitation au meurtre et tombera sous le coup de la loi. Mais si, sur une scène, un comédien l’exprime, aura-t-elle la même signification, la même portée? Non, car l’audience d’un spectacle saura à coup sûr déterminer que cette proposition n’est pas une injonction (im)morale mais le fait d’un personnage de fiction incarné par ledit acteur le temps de la représentation et de la représentation seulement. La scène de théâtre permet ce surcroît de liberté car les limites temporelles et spatiales du spectacle sont bien déterminées et que la nature fictionnelle du projet est clairement établie.

Que se passe-t-il si le comédien s’engage en politique? La distance entre les personnages qu’il incarne sur scène et sa personne risquera d’être abolie. De la fusion de ces contextes aux règles incompatibles ne peut émerger que la confusion, confusion qui profitera assurément au comédien-politicien: ce dernier pourra de façon imperceptible et à discrétion changer de niveau de discours et gagnera ainsi à tous les coups, dans toutes les situations, prétendant dire le vrai, attaquant en justice ses détracteurs, puis le temps d’après, faisant le pitre, le tout «juste pour rire» et quitte à en faire pleurer certains. De façon générale, plutôt que de tenter de condamner les propos tenus lors d’un spectacle – à qui peut-on les attribuer puisqu’il s’agit d’une fiction? – il apparaît plus opportun de viser ceux qui sont tenus dans un contexte non-théâtral, en y répondant point par point ou en usant des moyens légaux disponibles.

Et ne soyons pas dupes: celui qui, entendu par des millions de personnes, répète sans cesse, clame haut et fort qu’on le bride, l’entrave et le censure, démontre précisément le contraire, que la censure, inefficace, ne l’atteint pas. Celui qui, au contraire, est effectivement censuré, c’est celui-là que l’on n’entend pas. Plutôt que de s’apitoyer sur le sort des boulimiques de l’expression orale, soyons plutôt soucieux de celles et ceux dont la voix est effectivement étouffée, rendue inaudible dans la cacophonie générale. Rappelons-nous que dans les sociétés humaines, la distribution équitable du temps de parole est un enjeu central: que trop souvent, les femmes, majorité minorée dont les voix ne résonnent guère dans les lieux de pouvoir, doivent se retrouver entre elles pour échanger leurs idées, créant des lieux et des manières où leur expression peut exister et s’épanouir. Face au trop-plein d’expressions, observer le silence, donner plutôt que prendre la parole, c’est peut-être aussi ça aussi la clé de la liberté: la pratiquer, juste le temps nécessaire pour inviter l’autre à l’éprouver.
 

* Diplômé de sciences politiques et étudiant en informatique.

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