Écologie

Fin des métaux, fin de l’ère industrielle?

RESSOURCES Comme le gaz ou le pétrole, les métaux constituent une ressource limitée. Leur raréfaction remet en cause l’un des mythes fondateurs de l’économie verte: l’idée de substitutivité des modes de production entre énergies renouvelables – friandes de métaux – et non renouvelables. Interview de Philippe Bihouix par «Moins!».

Coauteur de l’ouvrage Quel futur pour les métaux? (EDP sciences, 2010), où la finitude des ressources minières est analysée en étroite interaction avec la question énergétique, Philippe Bihouix a récemment été l’invité d’une rencontre organisée à Genève par le Réseau Objection de Croissance (ROC-GE). La revue Moins!, (bimestriel romand spécialisé en écologie politique, ndlr) a saisi l’occasion pour s’entretenir avec cet ingénieur qui remet en cause l’idée de substitutivité des modes de production entre énergies renouvelables et non renouvelables sur le long terme: à production énergétique équivalente, éolien et solaire induisent une utilisation de métaux supérieure à celle requise par le pétrole. Dans une interview qui dénonce les limites techniques et sociétales du recyclage et de l’économie circulaire, l’irréalité de la fuite en avant technologique et des scénarios prônés par les tenants d’une croissance verte apparaît au grand jour.

Dans l’ombre du pic du pétrole, du gaz et du charbon, vous dites avec Paul Valery que «le temps du monde fini commence» pour les métaux également. Allons-nous bientôt être confronté-e-s aux pics métalliques?
Philippe Bihouix: Mesurées en années de production, les réserves sont variables d’un métal à l’autre, de quelques décennies (antimoine, zinc, étain) à quelques siècles (vanadium, cobalt, platine), la majorité se situant entre trente et soixante ans (nickel, cuivre, plomb). Celles-ci peuvent varier selon les découvertes, la croissance de la consommation, les capacités de substitution, le taux de recyclage… Or justement la demande mondiale s’emballe: nous avons plus que doublé la production des grands métaux industriels (aluminium, cuivre, nickel, zinc) au cours des vingt dernières années et on prévoit d’extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité.

Le problème n’est pas sur la quantité disponible, mais sur la concentration, la qualité et l’accessibilité des ressources. A moins d’improbables découvertes géologiques majeures – ce serait repousser un peu une échéance inéluctable – la concentration moyenne des minerais est en baisse (en Australie et en Afrique du Sud, les mines d’or produisent 5 grammes par tonne contre 20 g/t il y a un siècle). Les métaux, toujours moins concentrés, requièrent de plus en plus d’énergie. Mais inversement, la production d’énergie, toujours moins accessible et moins concentrée elle aussi, requiert plus de métaux, plus de technologie. Il est bien plus compliqué et consommateur de métaux de produire un baril de pétrole deep offshore (plateformes profondes, hélicoptères, bateaux) que sur les champs géants onshore d’Arabie Saoudite.

C’est cet effet systémique qui pose problème. Difficile de dire à quel moment le système s’emballera, où l’ensemble des rendements décroissant dans tous les secteurs fera que ça bascule ou pas. Comme pour le pétrole, évitons le catastrophisme, car, pour le meilleur et pour le pire, le capitalisme a montré sa capacité à s’adapter. N’attendons pas du pic du pétrole l’effondrement du système, comme les marxistes l’attendaient de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce qui risque de se produire, c’est un renchérissement des ressources, plus ou moins progressif, plus ou moins chaotique, plus ou moins amplifié par la spéculation.

Il y a aussi la question morale vis-à-vis des générations futures: quand bien même le danger ne serait pas immédiat, nous gâchons de précieuses ressources, ne serait-ce qu’avec l’usure infinitésimale de la pièce de monnaie dans notre poche dont parlait Nicholas Georgescu-Roegen1 value="1">Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la terre, Paris, 1995 [1979], p.48.. L’économie circulaire est un mythe qui nous dédouane de notre responsabilité. Le recyclage parfait n’existe pas, il comporte en effet presque toujours une perte fonctionnelle, une dégradation de l’usage du produit: l’acier noble finit dans un acier bas de gamme, le bouchon plastique dans une chaise de jardin. Rien de très «circulaire» dans tout cela. Sans parler de l’usage dispersif (le zinc ou le cobalt contenus dans les pneus) qui rend le recyclage impossible. Il est souvent de 10 à 30%, voire 98% pour le titane qui sert de colorant blanc.

Vous dites qu’il est impossible de remplacer les modes de production actuels, autrement dit que les énergies renouvelables ne pourront pas se substituer à celles fossiles. Pourquoi? Quelles énergies seraient donc véritablement durables?
L’effort industriel pour remplacer l’ensemble des énergies fossiles par des énergies renouvelables est tout simplement impossible: les «solutions», comme l’installation massive de panneaux photovoltaïques dans le Sahara, sont mensongères. Il faudrait des centaines d’années pour en produire suffisamment, ou commencer par construire des usines d’usines de panneaux, sans parler des matériaux consommés, qu’on ne sait à ce jour pas recycler correctement. On peut concentrer tout l’effort industriel là-dessus, mais ne serait-il pas plus simple d’agir sur la demande, et de commencer par débrancher les télévisions et les panneaux de pub?

Les renouvelables ont cette image d’ancrage dans les territoires, d’appropriation par les populations, de maîtrise locale. Allez voir du côté des éoliennes offshore géantes, construites, installées et maintenues par une poignée de multinationales, basées sur des technologies de pointe, un réseau de pièces détachées mondial, le déplacement rapide de techniciens spécialisés… Où est la maîtrise locale? Pour avoir des énergies vraiment renouvelables, il faut créer des structures plus basiques, plus locales, plus durables, moins consommatrices de ressources, où l’on renonce à certaines performances: mini ou micro-hydraulique, moulin, solaire thermique…

Je ne suis pas contre les renouvelables, mais contre le fait qu’on les installe sans remettre en cause le besoin, sans remettre en cause le fait que, quoi qu’il arrive, la machine démarrera quand j’appuie sur l’interrupteur. Pour maintenir cela, il faut un macrosystème hallucinant avec des smart grids, des batteries, des unités de méthanation, des stations de pompage… Si l’on n’accepte pas l’intermittence du côté de la demande, ce qu’on a besoin d’installer du côté de l’offre est délirant, du point de vue industriel, économique et du besoin en ressources.

Schématiquement, il y a donc deux sortes d’«écologistes»: les écologistes de l’offre, comme les Verts par exemple, demandent l’arrêt du nucléaire et pensent qu’on pourrait le remplacer par des éoliennes; les écologistes de la demande, comme les décroissants, pensent qu’il faudrait moins chauffer et mettre un pull.

Que pensez-vous du fait qu’une bonne partie (la majorité) de vos collègues scientifiques et ingénieurs ont une confiance aveugle dans la possibilité de trouver des solutions techniques à la crise environnementale?
Le discours est effectivement «Dormez bien braves gens», des ingénieurs compétents vont nous sortir de la crise par le haut, par l’innovation. En attendant, le système, repeint en vert, favorise plus que jamais le jetable, l’obsolescence, l’évènementiel, l’accélération, la machinisation des services, le high tech à tout prix.
Il n’y a pas grand-chose à espérer des «technologies vertes». Prenons l’exemple de la voiture électrique: outre le fait que qu’elle ne résout en rien la question énergétique, complexifiant même le recyclage, il n’y a pas assez de lithium ou de cobalt sur terre pour équiper des centaines de millions de véhicules! Idem pour le platine et la voiture à hydrogène. On utilise des aciers alliés toujours plus précis – pour gagner un peu de poids et quelques grammes de CO2 émis par kilomètre – alors qu’en bridant toutes les voitures à 80 km/h, on gagnerait 30 ou 40% sur les émissions! La «voiture propre», ce serait plutôt le modèle 4L ou 2CV, avec si possible un moteur moins polluant et de meilleur rendement. L’idéal restant, bien sûr, d’enfourcher un vélo.

Que signifie pour notre organisation socio-économique une réduction drastique de la consommation énergétique et de la consommation tout court? Quelles répercussions?
Soyons réalistes: il ne sera pas simple d’éviter, à terme, un effondrement ou une sorte de «retour» à l’âge de fer (lui ne devrait pas manquer, il compose 5% de la croûte terrestre), avec nos descendants ferrailleurs-cueilleurs, moins nombreux qu’aujourd’hui, qui puiseront dans un énorme stock métallique encore en place dans les villes ou les zones industrielles désaffectées.

Mais je préfèrerais expérimenter un autre scénario, celui d’une baisse drastique de la consommation, d’un changement radical de société. Celui-ci nécessitera des évolutions gigantesques, politiques, économiques, fiscales, réglementaires, morales, culturelles. Même si l’exemplarité est importante, on ne s’en sortira pas avec des «éco-gestes» ou en pesant en tant que «consomm’acteur». Notre système économique est poussé par les producteurs; contrairement à l’adage, le client n’est pas roi mais achète ce qu’il trouve. Même si je réclame une 4L, aucun constructeur ne me la proposera.

Une transition est-elle possible? Que pensez-vous du succès que rencontre ce terme?
D’un côté, les expériences locales de «transition» sont intéressantes et enrichissantes, le terme est consensuel, mais elles ne suffiront pas. De l’autre, on n’a pas le temps d’attendre un consensus planétaire qui ne viendra peut-être jamais. Entre les deux, restent les structures étatiques ou régionales. Un Etat pourrait-il se permettre de prendre à contre-pied tous les autres dans notre économie mondialisée?

J’aime utiliser le parallèle avec l’abolitionnisme anglais au XIXe siècle: après le lobbying actif d’un groupe de personnes au départ limité, l’Angleterre a fini par abolir la traite et l’esclavage, bien avant tous les autres. Pourtant, les arguments contre l’abolition ne manquaient pas, comme la baisse de la compétitivité, par exemple!

Rien n’empêcherait un pays ou un petit groupe de pays de se lancer dans une réelle «transition» écologique: en revoyant les règles d’urbanisme en profondeur, en allégeant et en limitant la vitesse des voitures; en transformant radicalement son système de gestion des déchets (compostage, bannissement du jetable, introduction de formats standards et consigne universelle pour les contenants, obligation de vente en vrac); en généralisant le bio et les circuits courts dans l’agriculture; en luttant contre l’irréversible, notamment l’artificialisation des terres et l’empoisonnement des sols; en réorientant la recherche publique et l’enseignement… Ce n’est qu’une question de volonté politique.

Notes[+]

Paru dans Moins n° 8, nov./déc. 2013, www.achetezmoins.ch/

Opinions Société Écologie Contrechamp Julien Cart

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