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«LA THÉORIE QUEER N’EST PAS UNE RÉPONSE»

ENTRETIEN • Judith Butler est devenue le point de repère des études «queer» des deux côtés de l’Atlantique. Pour le dernier numéro de la revue «Hétérographe», la philosophe étasunienne revient sur ce cheminement entre littérature, arts et pensée du genre, et sur l’évolution et le succès du mot «queer».

Judith Butler, sur quels sujets travaillez-vous en ce moment?
Je travaille actuellement à un livre sur le corps dans la rue, sur les manières de penser le rassemblement public et d’incarner l’action – deux choses qui sont cruciales pour l’articulation de la démocratie aujourd’hui. Il me semble que la performativité n’est pas seulement un acte de parole ou d’écriture, mais aussi un ensemble pluriel de gestes et d’actions ou de représentations incarnées. Parallèlement à cela, je m’efforce de penser l’incarcération en tant que moyen de bloquer l’accès à la sphère publique, et comment cela est le cas-limite du rassemblement public.

Trouble dans le Genre est paru en 1990: où vous situez-vous aujourd’hui par rapport à ce texte? N’avez-vous pas l’impression que la richesse du mot queer a acquis une élasticité qui en affaiblit la portée, au risque de devenir une «marque de style» comme les autres?
Ce qui me pose problème est le moment où le queer est endossé comme une identité. Je pense qu’il continue à caractériser des modes d’alliance qui ne sont pas strictement identitaires. Leur but est de combattre l’homophobie, le racisme et les formes militaristes de nationalisme, parmi d’autres problèmes; cette capacité de lier des formes de pouvoir et de concevoir des stratégies pour les contrer marque une vraie différence avec la politique identitaire et le cadre dominant des droits des gays. Mais je ne passe pas non plus mon temps à suivre la réception de mon travail ou l’évolution de la catégorie «queer»; cette dernière a une vie qui me précède et excède aussi bien mon travail que moi-même!

Les études queer sont nées dans les chaires et instituts de littérature comparée des Etats-Unis; mais leur réception européenne s’est surtout faite dans les domaines de la sociologie et de la philosophie, instaurant un va-et-vient paradoxal entre le vieux continent et l’Amérique. D’après votre expérience, comment et où vous situez-vous?
Tout dépend de la position globale. Il est vrai que j’ai étudié l’histoire de la pensée continentale et qu’elle garde une part très importante dans ma propre réflexion. Mais, aux Etats-Unis, cette tradition n’est pas très estimée – elle est considérée comme trop spéculative et obscure. Ainsi, assez bizarrement, «la vieille Europe» est quelque peu marginalisée dans le monde de la philosophie nord-américaine dominée par la philosophie analytique et l’analyse conceptuelle en particulier. La synthèse de la philosophie continentale et des perspectives queer que j’ai opérée a émergé de ma propre formation. Je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure manière de faire ce genre de travail, mais c’est la seule à laquelle j’avais accès. Pour certain-e-s d’entre nous, dont les familles ont été forcées de s’exiler d’Europe, en particulier pour ceux et celles qui étaient d’origine juive, il a été important de renouer avec la culture et la pensée européennes. En même temps, il est capital d’en affirmer le caractère multiculturel, d’y soutenir les initiatives antiracistes et de s’opposer aux mesures d’austérité qui cherchent à établir des hiérarchies rigides, tant économiques que politiques, entre l’Europe du Nord et du Sud.

Dans votre livre-dialogue L’Etat global, avec Gayatri Spivak, vous soulevez justement la question de la condition «apatride». Est-ce que la théorie queer n’est au fond qu’une réponse à l’évolution de nos sociétés?
Je suis convaincue que la théorie queer n’est pas une réponse. Je ne suis pas sûre tout d’abord que les sociétés aient évolué. Ensuite, la théorie queer est une perspective critique qui doit opérer en association avec d’autres théories et perspectives. Elle questionne les présupposés conceptuels au sein de nos politiques et les formes de nos solidarités. Mais, seule, en elle-même, elle ne fournit pas de réponse.

Est-il possible d’imaginer le queer pour d’autres contextes anthropologiques – ailleurs que dans un Occident postmoderne et globalisé?
Je poserais la question d’une manière un peu différente. Il est intéressant de voir comment le queer opère au Brésil, en Argentine, et aussi en Equateur, par exemple. Il y a d’autres lieux, en particulier l’Afrique du Nord, où les cadres militants des droits des gays et lesbiennes (principalement des gays) sont d’une grande importance en ce moment. Nous devrions peut-être essayer de pister la manière dont le queer opère (ou ne parvient pas à opérer) au sein de contextes globaux. Il y a aujourd’hui un intérêt croissant au Japon et les choses commencent à s’organiser en Russie et en Afrique du Sud.

Dans Le pouvoir des mots. Politique du performatif, vous insistez sur le concept de «vulnérabilité linguistique», cette empreinte de la langue, qui véhicule des a priori genrés. Force est de constater que la «mise en récit» littéraire ou politique dominante est réfractaire à la marge. Est-ce que la littérature peut encore échapper au pouvoir économique et politique? N’est-ce pas un piège de considérer la littérature sous l’angle de l’utilité publique – ce qui offre à l’Etat démocratique le beau rôle d’établir où siège cette utilité publique?
Je doute que l’on puisse attribuer un caractère subversif ou utopique à la littérature en tant que telle, mais parfois les œuvres littéraires participent à la reconfiguration des coordonnées spatiales et temporelles de notre monde. Elles peuvent aussi ouvrir des possibilités de repenser l’intimité et la vie sociale et politique. Si elle aide à ébranler certains présupposés qui cachent la réalité, ou si elle aide à faire voir d’autres modes de vie comme une alternative valable, alors la littérature aura accompli quelque chose d’important. De même, il est important de se demander qui lit et dans quelles conditions. On ne peut répondre à ce genre de questions en les décontextualisant. Peut-être ne devrait-on pas attendre de la littérature qu’elle échappe au pouvoir économique, mais plutôt qu’elle enregistre et configure ses effets de nouvelles façons, pour nous. Les régimes de pouvoir plus larges impliquent cela, mais la manière dont ces formes de pouvoir se manifestent en littérature n’est pas prévisible.

La question de l’animalité n’a pas beaucoup été creusée par les penseurs queer, alors que le rapport nature/culture est fondateur de toute réflexion sur le genre. Comment aborderiez-vous cette question?
Il est très important de repenser l’humain en tant qu’«animal humain», et de voir que le croisement des deux est présent dès le début dans la définition de chaque terme. Ainsi, chaque terme est déconstruit par l’autre et ils sont interdépendants. C’était peut-être une erreur de penser que la déshumanisation voulait dire «traiter une personne comme un animal». Après tout, nous nous soucions de la manière dont on traite les animaux, et cette idée suggère que les animaux devraient être maltraités. Pourquoi ne pas aller vers une idée différente qui s’éloigne de l’anthropocentrisme pour affirmer les interdépendances? Je trouve que c’est d’une grande importance autant pour la politique écologique que pour les mobilisations anti-guerre.

Vous avez travaillé sur l’œuvre de Kafka où la métamorphose animale est une métaphore de l’aliénation humaine. Dans Rapport pour une académie, le narrateur décrit sa vie antérieure de singe. Seriez-vous d’avis que l’identité est une performance, en particulier l’identité en tant qu’être humain? Comment considéreriez-vous, dans ce cadre, l’identité animale?
Bien sûr, dans l’œuvre de Kafka, il est intéressant de constater comment certains animaux cherchent à imiter le langage et les gestes des hommes. Cela expose le champ de la parole et de la communication humaines comme étant dépendantes de l’imitation plausible. Mais cela suggère aussi que tout locuteur humain est un animal muet pour lequel le rapport au langage est toujours difficile. Chez Kafka, le langage ne nous lie pas nécessairement aux autres, et le monde social semble être basé sur le déni de la souffrance. L’animal aide Kafka à articuler cette souffrance, cette oppression sociale, qui sont sans cesse recouvertes et niées par les protocoles de la communication humaine. C’est une souffrance qui peut être comprise comme animale ou comme humaine, mais aussi au croisement des deux catégories. Qu’est-ce qui distingue le hurlement humain d’un hurlement animal? Rien, peut-être.

En quoi l’animal – comme catégorie de pensée opposée à l’humain – pourrait être utilisé pour décloisonner les identités, bien au-delà des contraintes de genre et d’appartenance?
Je ne suis pas sûre que je comprenne le concept ou la figure de l’animal comme libératoire. Peut-être ne pouvons-nous pas nous libérer de ces contraintes, mais nous pouvons lutter ensemble pour en desserrer les chaînes. En ce sens, je suis convaincue que l’incarcération des animaux permet de repenser les prisons, d’étudier la relation structurelle entre détention forcée et emprisonnement. Chez Kafka, les animaux sont toujours à la recherche d’une «issue», mais je doute que ce soit la même chose que la libération. La question demeure: qu’est-ce qu’on garde de la prison alors qu’on en a été libéré? Les contraintes ont tendance à perdurer.

En littérature, l’animal a beaucoup été utilisé en opposition à l’humain, alors qu’en sciences dures, l’humain est clairement considéré comme une partie du règne animal. Est-ce que le discours littéraire évacue parfois, en ce sens, la réalité scientifique?
Oui, mais on doit aussi comprendre que la science contient des paradigmes opposés et contradictoires, et certains mythes se font aussi passer pour de la science! Nous devons développer une approche critique de la «réalité scientifique» et ne pas supposer qu’elle est toujours radicalement différente des réalités mythiques. La critique s’offre ainsi comme une alternative importante, qui questionne la construction de chaque vision du monde, sur la base de quelles exclusions, et avec quelles conséquences.
* Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jelena Ristic. Entretien paru en version intégrale, sous le titre «Thank you Judith», dans Hétérographe n° 10, automne 2013.

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