Contrechamp

Guerre au gaspi

AGROALIMENTAIRE (II) • Face aux pertes alimentaires colossales enregistrées au niveau mondial, les instances internationales et les Etats occidentaux ont fini par s’inquiéter. Mais la chasse au gaspi reste au stade des bonnes intentions… Des résistances locales prennent le relais.  

Un milliard d’affamés et près d’un tiers de la population mondiale souffrant des séquelles de la sous-alimentation; la faim, directement responsable de la mortalité infantile dans les pays pauvres; des pertes alimentaires équivalant à 55% de la production agricole de la planète… Une sorte de génocide pernicieux disséminé aux quatre coins de la planète. Comment parler d’humanisme et de démocratie devant tant d’inconscience, voire d’iniquité systématique?

A l’échelle géopolitique, le sursaut «moral» se limite le plus souvent à évaluer les pertes financières. Mais les effets de ce gaspillage colossal a fini par inquiéter les instances internationales. La perte du tiers de la nourriture produite dans le monde s’avère être en corrélation directe avec le forcing compensatoire de la production, notamment agricole. Le système basé sur la croissance et le profit exponentiel ne tolère pas la moindre baisse de la rentabilité capitaliste. Néanmoins, d’autres motivations ont contraint peu à peu les gouvernements à une prise de conscience des effets de ce gâchis. La réaction des organisations supranationales (ONU, FAO, OMS, PNUD1 value="1">Programme de Développement des Nations unies. Au Brésil, grand producteur agricole où le gaspi atteint 64% de la production alimentaire (12 milliards de dollars), le PNUD soutient le programme «Faim Zero» concernant 44 millions de personnes.), même dictée par des considérations pragmatiques, s’inscrit dans une synergie qui prend en compte les retombées négatives du gaspi sur les milieux de vie, la gestion des sols, l’environnement, le climat, la santé. En termes de dangerosité, le dopage de l’agriculture par les intrans chimiques, engrais, pesticides, et la dépense énergétique qui se traduit par un surcroît de pollution des biotopes et l’émanation massive de gaz à effets de serre obligent les Etats à mettre le nez dans les poubelles de notre histoire.

De là, la décision solennelle de faire de l’année 2013 l’année de la lutte contre le gaspillage alimentaire, avec l’alibi philanthropique d’aider les économies précaires à réduire le scandale de la faim. Evidemment, le calcul du coût de la charité parcimonieuse des pays riches n’est pas étranger à leur «éthique de précaution». Le souci de réduire la sous-nutrition fait même partie de l’argumentaire des partisans d’une agriculture génétiquement modifiée…

Quelles qu’en soient les véritables motivations, la mobilisation au sommet des ministères concernés (agriculture, écologie, transport, industrie) est effective. Sous l’égide des divers organismes onusiens, en particulier de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture), les états d’Amérique du nord et de l’Union européenne ont entrepris un certain nombre d’études et de campagnes d’information et de sensibilisation.

L’UNEP, programme des Nations unies pour l’environnement, comporte des mesures préventives des impacts environnementaux du gaspillage alimentaire. Il a été relayé par un dossier communautaire (EIPRO) analysant l’impact des déchets européens sur le réchauffement climatique. Aux Etats-Unis, des universités comme celle du Texas ont quantifié et évalué les coûts du gaspi en termes d’économie et d’écologie.

Depuis quelques années, L’UE a commandité plusieurs études sur les effets du gaspi. Une enquête réalisée dans sept pays européens (Allemagne, France, Espagne, Belgique, Suède, Autriche, Russie) par la marque Albal (aluminium/emballage) associée à l’Institut The Consumer View a permis de faire le point sur leurs habitudes de stockage, d’achat, de cuisine des aliments et de gestion globale des déchets.

Par ailleurs, les directions générales de l’environnement, de la santé, de la consommation et des entreprises ont diligenté des études quantitatives et qualitatives pour unifier les méthodologies et les opérations en cours. Celle d’Eurostat (centre de statistiques européennes) et de L’Agence (française) de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie précise le contexte de la déperdition alimentaire dans l’aire européenne.

La plupart des pays industriels commencent à participer à cette dynamique et s’engagent dans des recherches assorties de propositions et de campagnes d’information. De plus en plus, à l’instar de l’opération Interreg, financée par des fonds de Bruxelles, la lutte contre le gaspi s’inter-régionalise. Baptisée Greencook, l’opération inaugure un partenariat multisectoriel dans plusieurs pays du nord (alimentation, milieu social, consommation, santé), tels que la Grande-Bretagne, la Suède, la France, ou encore, à moindre échelle, les Pays Bas, la Belgique et la Suisse.

En France, outre la prolifération des études officielles, l’Etat a présenté son plan national contre le gaspillage alimentaire en 6 étapes: implication des consommateurs comme acteurs de la lutte, encadrement de la grande distribution et de l’industrie de transformation, amplification de la collecte associative et de la redistribution, gestion rationnelle de la restauration collective, récupération des invendus des marchés, engagement des agglomérations dans le tri et le ramassage des denrées alimentaires.

Il existe donc une synergie globale qui remet en question les dysfonctionnements de tous les maillons de la chaîne alimentaire. Les facteurs du gaspillage général sont clairement identifiés: agriculture intensive et tri à la source de la production agricole, standards de la grande distribution, surproduction industrielle de l’offre assujettie à la demande commerciale, mauvaise gestion des stocks, matraquage publicitaire, restauration rapide et, au niveau des foyers, laisser-aller irresponsable ou provoqué par l’accélération des modes de vie.

Depuis des années, les causes principales du marasme mondial ont été répertoriées. Comment se fait-il alors que l’effervescence organisée autour du phénomène n’ait pas réussi à freiner la gabegie? La plupart des observateurs déplorent son accroissement continu. Cette impuissance a ses raisons, qui réduisent souvent la lutte à de simples effets d’annonces.

Jusqu’ici, à part quelques innovations juridiques modérées telles que la Food law2 value="2">Un ensemble législatif régulant les rapports entre l’industrie et la distribution. britannique, ou quelques propositions européennes touchant aux standards (aspect, calibre, emballage) ou au système de péremption, les instances décisionnelles de l’UE tardent à légiférer drastiquement contre les mécanismes de déperdition. Rien de sérieux à ce niveau pour juguler la spéculation sur les prix des denrées qui pénalisent les pays pauvres; rien contre les normes communautaires de mise sur le marché. La loi qui interdit l’alimentation animale avec les déchets ménagers, depuis l’épidémie de fièvre aphteuse de 2001, est toujours en vigueur.

Par ailleurs, les lobbys des grandes multinationales de l’industrie agroalimentaire et de la distribution, ces fleurons du capitalisme contemporain, continueront de dicter, au nom de la croissance, leurs lois et leurs règles aux politiques. Leurs impératifs se résument à deux injonctions: produire et consommer. Pour faire bref, il est à craindre que les bonnes intentions de gouvernance ne se traduisent qu’en aménagements sectoriels plus spectaculaires qu’efficaces.

Il suffit d’examiner, en France, la composition du comité de pilotage du Programme national pour l’alimentation (PNA) où se côtoient représentants ministériels de l’agriculture, des finances, de l’environnement et des organismes comme l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), la Confédération générale des PME (CGPME) et la Fédération des entreprises du commerce de la distribution (FCD), pour imaginer les conflits d’enjeux et d’intérêts que cette alliance doit gérer. En fait, l’objectif de réduire le gaspi au quart de son niveau actuel en 2025 ne tient pas compte de la pérennité des structures de production/distribution en amont du phénomène.

Pessimisme de l’intelligence et optimisme de l’action. Telle est la règle provisoire du changement. Toutes les formes de résistance au système commencent désormais par la modification graduelle des mentalités et des comportements. De ce point de vue, les initiatives locales, plus ou moins coordonnées en réseaux, plateformes associatives, ne manquent pas.

Celle, très pacifique, de militant britannique Tristram Stuart s’est avérée d’une exemplarité transnationale. En organisant un festin géant «zéro déchet» devant l’hôtel de ville de Londres pour 5000 convives, ou un gigantesque repas public à Trafalgar Square avec des produits de récup, il a pesé dans la décision de réviser la relation juridique entre les fournisseurs et les distributeurs et placé les technocrates de l’UE devant leur responsabilité.

Pour s’en tenir aux expériences réalisées en France, signalons quelques alternatives écologiques et sociales. Par exemple, l’activité du réseau ANDES (238 épiceries solidaires) qui revendent des surplus valorisés (20% du prix de vente courant) et livrent leurs produits recyclés aux banques alimentaires; le réseau «Paniers de la mer» qui crée dans plusieurs villes portuaires (La Rochelle, Lorient, Loctudy, Saint-Malo, Boulogne…) des ateliers de recyclage des tonnes de poissons retirés de la vente. En plus de la formation professionnelle dans des activités d’éviscérage, d’étiquetage, de filetage, de conditionnement, le réseau achalande les Restos du cœur, le Samu Social, le Secours populaire, la Croix rouge… Dans d’autres villes, à Perpignan, Marseille, Lille, des ateliers de transformation récupèrent les retraits de vente de la grande distribution. Dans la communauté d’agglomération de Tours, le Plan national lance une opération pilote de ramassage en camionnettes des denrées que les habitants cèdent aux banques alimentaires. Aujourd’hui, créées sur le modèle des Food Banks américaines, une centaine de banques alimentaires animées par des bénévoles quadrillent le territoire. Près de 800 000 personnes dépendent de leur aide (115 000 tonnes de denrées, 180 millions de repas annuels). Dans le sud-ouest, le projet ABC-E «Agrisud, Banque alimentaire de Bordeaux et de la Gironde» a financé une entreprise de recyclage de fruits (Confitures 5).Ce genre d’initiatives tend à se multiplier dans le tissu associatif de bon nombre de départements.

Mais la dynamique de sensibilisation fondamentale innove surtout dans les milieux scolaires (prévention du gaspillage de 150 000 tonnes par an, soit 25% des achats de nourriture): par exemple, au collège Jules Grévy de Poligny (Jura), où un chef cuisinier propose dès l’école primaire un décalogue du «bien manger»; ou encore dans 32 collèges de Gironde, où l’on procède à une initiation pédagogique aux recettes de base de l’antigaspi. Un apprentissage de gestes simples qui prépare aux responsabilités de l’adulte: prendre connaissance des gâchimètres (pesées des retours de plateaux), pratiquer le compostage, manger selon ses besoins réels, et plus tard, acheter juste, refuser la pub redondante des marques, savoir déchiffrer l’étiquetage de péremption, éviter les fast food et les campagnes de vente promotionnelle, gérer son frigo, varier les mets et accepter une éducation de ses goûts…

Les objections à ces mesures élémentaires? bricolages d’un réformisme complice du système… Peut-être, mais en attendant le grand chambardement de la lutte finale, hélas trop souvent incantatoire, la rupture, ici et maintenant, avec des habitudes mentales propices à la survie du système que l’on veut abolir ne mettrait-elle pas d’ores et déjà sur la voie d’une apocalypse profitable à des millions de ventres creux?

Notes[+]

* Forum civique européen.

Premier volet: Le grand gaspi, paru le 8 avril 2013.

Opinions Contrechamp Jean Duflot

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