Contrechamp

L’ennemi public et ses images

L’ART EN PRISON • L’ennemi public? Qui est-il? Comment le désignons-nous? Qu’en faisons-nous? Quelles prisons pour cet Ennemi qui suscite en nous des sentiments contradictoires? Comment les artistes vivent-ils la prison – jusqu’à lui comparer l’art, cette prison volontaire qu’ils habitent? Barbara Polla et Paul Ardenne abordent ces questions au travers d’un livre collectif, «L’Ennemi Public», codirigé avec la galeriste Magda Danysz, qui propose en parallèle, à Paris, l’exposition éponyme, «L’Ennemi public». Présentation par les auteurs.

«La créativité dans le milieu carcéral est une question de vie ou de mort
Jhafis Quintero

La question des représentations et donc des images, de leur porosité à travers les murs de la prison, de leur partage, de la médiation qui doit les accompagner pour qu’elles existent, furent au cœur de nos recherches. Nous sommes partis de cette affirmation de Jhafis Quintero: «La créativité dans le milieu carcéral est une question de vie ou de mort.» Une affirmation contredite cependant par deux anciens hauts fonctionnaires de l’administration pénitentiaire française, dont Rémi Tomaszewski, qui affirme notamment que «la prison est le point d’aboutissement de parcours de déréliction sociale. Ceux qui n’arrivent pas à échapper à la case prison ont déjà été en échec dans leurs familles, à l’école, au travail, en échec face à la prise en charge sociale et médicale et en échec avec la justice. Ils échouent donc en prison et là il va falloir déconstruire des personnalités parfois très structurées dans la violence, des personnalités qui représentent une vraie menace pour leur entourage et pour eux mêmes, qui souffrent et qui créent de la souffrance. Le métier des prisonniers, c’est la délinquance et la violence; les prisonniers sont aussi fortement structurés dans ces métiers-là que nous le sommes, nous, structurés dans notre manière de vivre. Et pour amener les prisonniers à une conduite de changement, à une remise en cause de leurs comportements, de leurs habitudes, il faut quelque chose de très violent. C’est cela aussi, la mission de la prison: ‘casser’ la violence des prisonniers.»

Tout autres sont les propos de ceux qui travaillent avec les prisonniers et leurs œuvres, de Judith Depaule qui aura recréé un Hamlet en prison à Gérald Kerguillec qui fait imaginer le voyage idéal à des détenues, de l’artiste britannique Sarah Lucas qui a accepté d’être la commissaire de FREE, une exposition anniversaire du Koestler Trust, association caritative qui collecte, expose et conserve les œuvres des détenus de la Couronne, à Jean-Michel Pancin, entré en prison pour en faire sortir les œuvres – la vie. Pour tous ceux qui travaillent de cette manière-là, l’art en prison est un instrument premier de réinsertion, «une question de vie ou de mort» comme l’affirme Jhafis Quintero.

Grâce à l’artiste Jackie Sumell, qui travaille depuis des années avec le N° 76759, à savoir Herman Wallace, adhérent farouche aux valeurs des Panthères Noires, emprisonné depuis une quarantaine d’années aux Etats-Unis, nous avons pu avoir la réponse personnelle de cet homme d’exception, capable d’imaginer, avec Jackie Sumell, quelle sera la maison qu’il habitera en sortant de prison, c’est-à-dire vraisemblablement jamais: c’est The House that Herman built, un livre et des images à retrouver à la Galerie Magda Danysz. Et que nous dit Herman Wallace de l’Ennemi public?

«Gardez bien à l’esprit que des hommes de mon calibre, maintenus en régime cellulaire, en isolement, le sont non pas pour les éduquer, mais pour les exterminer, ce qui m’amène à votre question suivante: ‘A quoi devraient ressembler les conditions d’emprisonnement pour transformer un Ennemi public en Ami public, si tant est qu’une telle transformation soit possible?’. Cela dépend entièrement des choix effectués par le prisonnier lui-même. Considérez le fait que d’extraire une créature de son milieu naturel pour la placer dans un environnement qui l’exclut de tout ce qui est essentiel à l’humanité – quel résultat final pensez-vous que cette manière de faire engendre? Ces conditions d’existence peuvent créer soit un leader pour les opprimés, soit un Frankenstein pour le maître.
Mais quel que soit le résultat, ce sont les conditions d’emprisonnement, et non les prisonniers, qui sont les Ennemis du peuple.»

Comme en écho, le moine bénédictin, écrivain, enseignant et artiste François Cassingena-Trévedy, de l’Abbaye de Ligugé, répond: «Par définition, l’Ennemi public est vague, et c’est son caractère diffus lui-même, son omniprésence à la fois insaisissable et, pour une bonne part, imaginaire, qui fait de lui l’ennemi. On pensera au phénomène de la ‘Grande Peur’ pendant la Révolution Française. Mettre un nom sur l’ennemi public est déjà une manière de le cerner, de le neutraliser, de l’exorciser. Pouvoir apotropaïque des mots : nommer l’ennemi, c’est avoir la mainmise sur lui. Mainmise minimale, sans doute, mais prometteuse.»
«La société humaine a ordinairement besoin de ce repoussoir pour se construire: version collective du phénomène psychologique qui veut que l’individu construise son identité en s’opposant. Certes, toute construction de soi exige une part de contre-distinction, et donc d’opposition. Mais la construction du moi individuel et collectif (société) ne saurait se faire intégralement sur le fondement de l’opposition à l’autre. Une authentique construction de l’identité personnelle et collective devrait se faire aussi et surtout sur le mode de l’intégration, de l’accueil, de la bienveillance. L’idéal de l’homme, comme aussi bien de la société, est de se construire comme un mécène et un prince généreux et libre qui reçoit au lieu d’exclure, qui discerne la qualité de l’autre au lieu de la suspecter, qui admet spéculativement et pratiquement l’altérité au lieu de la réduire, voire de l’anéantir. L’exister-contre est la grande tentation de l’homme: la co-existence (avec les autres) son exigeant avenir. Le véritable Ennemi public de l’homme est peut-être l’idéologie même de l’Ennemi public.»

Pour les étudiants de la filière Mode-Design de la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design, Genève), qui ont participé dans le cadre d’un séminaire à ces travaux de recherche sur la figure de l’Ennemi public, il n’est jamais exactement celui que l’on croit. Une étudiante aura même imaginé pour lui un bijou en forme de visage, un visage en miroir, double face, qui serait maintenu devant son visage grâce à une tige en métal fixée à un anneau porté autour du cou. Ainsi, l’Ennemi public se mire dans son miroir, mais nous, quand nous le regardons, c’est nous-mêmes que nous voyons: notre visage à la place du sien.
 

«Humiliant pour l’ordre établi»

PAUL ARDENNE
L’exposition «L’Ennemi public», ainsi que le livre qui accompagne celle-ci, ont à voir avec la question de la visibilité, voire – osons un affreux néologisme – de la «visibilisation» de la prison. De quoi en va-t-il? D’interroger ce que la prison donne à voir en soi mais encore au titre de révélateur intime, social, imaginaire, symbolique. La prison existe, elle est un être matériel, un espace, un périmètre de vie, un lieu de conscience. Mais que s’y passe-t-il, et pourquoi? Et que peut comprendre de ce qui s’y passe celui qui n’en a pas déjà passé les portes, en prisonnier s’entend, ces «portes du pénitencier» qui ont donné ses mots lourds et son air de détresse à une célèbre chanson populaire? Sans doute tous les clichés sont-ils permis sitôt que l’on parle de la prison sans la fréquenter, sans y voir piétinée sa propre vie, sans en ressentir de l’intérieur l’exercice de ce qui est sans doute la pire des violences qui soient, se voir voler sa vie non parce que l’on vous l’ôte en tant que telle mais de la laisser passer tout en en suspendant d’un même allant le cours. Il en va là d’une forme de «vie-non vie» particulière, d’une expérience de l’isolement non consenti imposé comme moment d’une vie vécue au rythme contradictoire de l’accumulation-soustraction temporelle. Ajouter du temps, pour le détenu, égale le retrancher.

Le concept d’«Ennemi public» est labile. L’ennemi public, au plus simple, c’est le bandit maximal, celui qui désobéit aux lois avec une telle constance, un tel affront et un tel succès qu’il est de toute première urgence que toutes les polices se lancent à ses trousses. Son exemple est humiliant et décourageant pour l’ordre établi. Que l’ennemi public fasse école, qu’il devienne un modèle que l’on va s’empresser d’imiter et c’est tout le système en place qui vacille sur ses assises. Il faut éliminer Mandrin, qui tourne en ridicule les lois fiscales de l’Ancien Régime. Il faut éliminer Mesrine, ce tueur sans aveu qui construit sa cavale sanglante comme un récit de légende. Il faut neutraliser au plus vite le terroriste Carlos car il en va de la paix des démocraties occidentales. Abdullah Ocalan doit être arrêté dès que possible, le laisser en liberté c’est devoir endurer que ce leader de la cause kurde dispense encore et encore son acrimonie contre l’Etat turc.

L’Ennemi public est un individu qui a pris des options en porte-à-faux avec la règle commune, qu’elle soit judiciaire (les délinquants et les criminels), sociale (les syndicalistes, les journalistes) ou politique (les militants). La règle commune, dans ce cas, doit être comprise comme celle du dominant, du majoritaire, de l’établi. L’Ennemi public, lui, est toujours du côté du dominé, du minoritaire, de l’éphémère. Il n’a pas, au sens du droit, de caractère institutionnel. L’institution, c’est ce qui enracine l’homme dans une forme de vie durable censée survivre à l’homme lui-même. Or bienheureux si l’Ennemi public arrive à survivre tout court, recherché, détesté, montré du doigt et désigné néfaste qu’il est. S’il se rend puissant au point de faire modèle, d’emporter l’adhésion de la majorité et d’en être le héros, alors l’ordre est renversé. L’Ennemi public devenu l’ami du peuple perd tout statut infamant pour en conquérir celui du pionnier, du fondateur, du révolutionnaire.

«L’Ennemi Public», l’exposition: on y trouve aussi bien les menottes de l’artiste suisse Luc Mattenberger, une vidéo-performance de Jhafis Quintero, artiste panaméen et ancien détenu, intitulée «Nous n’existons que si nous communiquons», des œuvres de l’artiste chinois Zhang Dali, connu notamment pour ses travaux taggués et signés AK-47, en référence au célèbre fusil-mitrailleur russe, qu’une archéologie des œuvres réalisées par les détenus et oubliées à la prison Saint-Anne en Avignon, par Jean-Michel Pancin.
Du 12 janvier au 16 février à la galerie Magda
Danysz, 78 rue Amelot, Paris 11e.
L’Ennemi Public, le livre: s’y expriment des artistes travaillant avec des détenus, des spécialistes proches de l’administration pénitentiaire française, un moine bénédictin…
Editions la Muette, Bruxelles, présentation à Paris le 7 février. 

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