Contrechamp

LA TERRE CONTRE LA CRISE

ESPAGNE • Dans une Andalousie minée par le chômage se poursuit un ample mouvement d’occupation des terres. Sur 400 hectares, les «rebelles de Somonte» développent ainsi un projet de coopérative sociale. Jean Duflot, du Forum civique européen, témoigne de cette tentative autogestionnaire.

Le 4 mars dernier, 500 journaliers du
syndicat SOC-SAT1 occupaient la finca
de Somonte dans la vallée du Guadalquivir.
Les terres de cette ferme, propriété
de la Communauté autonome
d’Andalousie, sont le reliquat foncier
d’un territoire agricole andalou de
20 000 hectares, en grande partie rétrocédé
par l’administration à de
grands propriétaires terriens. L’occupation
de ce fonds public de
400 hectares a mis un terme à
une vente aux enchères prévue pour le
lendemain.
Fin mars, une délégation du Forum
civique Européen2, alerté par les
rumeurs d’une expulsion requise par
la justice locale, a séjourné une semaine
parmi les occupants. Elle en a
ramené quelques aperçus significatifs
du quotidien de cette alternative autogestionnaire,
en porte-à-faux sur la
résignation d’une Espagne profonde
qui a remis massivement la droite au
pouvoir.

Les militants
de Somonte ne
manquent pas
de modèles
autogestionnaires

Ironie de l’histoire: les socialistes
de retour au pouvoir en Andalousie,
qui avaient réquisitionné les latifundia
en 1983, sous le gouvernement de
Felipe Gonzales, les restituent aujourd’hui
au privé. En l’occurrence à des
spéculateurs à l’affût d’aubaines
agroindustrielles et de subventions
européennes. Au petit matin du jeudi
26 avril, les brigades anti-émeutes de
la Guardia Civil expulsaient manu militari
la trentaine d’adultes et d’enfants
qui campaient dans la ferme de
Somonte.
Dans la nuit du vendredi 27 avril,
une centaine de militants des provinces
de Cordoue et de Séville ont
réoccupé les lieux, sans coup férir. En
l’absence des forces de l’ordre. Ce qui
laisse supposer que le raid de la veille
était une manoeuvre politicienne visant
à faire rentrer dans le rang des
éléments du SOC/SAT – notamment
le député-maire du CUT3, Manuel
Sanchez Gordillo – réfractaires à toute
participation au nouveau gouvernement
socialiste d’Andalousie.
Encouragé par de nombreuses
réactions de soutien, le collectif d’occupation
a organisé un Premier mai
festif sur le domaine, avec la participation
de centaines de syndicalistes
(SOC/SAT, CGT, CNT, USTEA, COBAS),
d’associatifs et de sympathisants.
Depuis, les rebelles de Somonte ont
commencé à aménager ce territoire reconquis,
et à mettre en place le modus
vivendi de leur projet de «coopérative
sociale».
Le choix de ce domaine dans les
collines de Palma del Rio n’est pas fortuit.
Les grandes bâtisses chaulées de
la finca, environnée d’immenses
buttes pierreuses de cultures céréalières,
de jachères, de vergers,
d’agrumes et d’oliveraies à perte vue
sont tombées en désuétude. Depuis
des mois, sur cette exploitation de
359 hectares de terres sèches, dont
41 ha irrigables, rebaptisée pompeusement
«station expérimentale biologique
», vivait un seul gardien pour
surveiller quelques arpents de cardes
et de garofas (arbustes exotiques) destinés
à la fabrication de biodiesel.
Le collectif d’occupation, femmes,
hommes et enfants, s’active pour accomplir
les tâches et les travaux nécessaires
à sa transformation. Pas de ségrégation
sexiste. Les femmes
participent comme les hommes à la
gestion du quotidien. Elles ont pleinement
droit au chapitre dans les assemblées
du soir où l’on établit collégialement
l’emploi du temps et répartit les
équipes de service (ménage, cuisine,
jardinage, accueil des sympathisants,
relations avec la presse, épierrement
des champs, remise en état du bâti). A
preuve, l’autorité de Lola Alvarez, porte-
parole du SAT cordouan, au niveau
de la coordination à l’intérieur et à
l’extérieur de Somonte.
Parmi les travaux en cours, un chantier
réactive le puits de forage en contrebas
de la ferme. Un géologue et des
agronomes proches du syndicat ont détecté
l’existence de nappes d’eau sousjacentes
pour fertiliser ce quasi-désert.
Le premier objectif visé par les occupants
serait d’élargir le potager déjà ensemencé
et planté devant la ferme, en
créant une zone de maraîchage sur la
superficie irriguée. A court terme, il
s’agit d’arriver à une certaine autonomie
alimentaire capable de faire vivre
plusieurs dizaines de personnes. Plus
tard, comme dans les coopératives du
mouvement, il pourrait être envisagé de
développer assez de cultures vivrières
(oignons, tomates, poivrons, pommes
de terre, artichauts et asperges) pour
avoir accès aux marchés de proximité.
Les militants de Somonte ne manquent
pas de modèles. Ils les énumèrent
avec fierté: Pedrera, Antequera,
Los Corales, Sierra Yegua, Puerto Serrano,
Villamartin, El Bosque, Lebrija,
et El Humoso, sur la commune de Marinaleda,
l’eldorado de leur quête utopique2.
Ils en parlent comme d’un village
de rêve où s’accomplit
l’alternative autogestionnaire que le
mouvement oppose à la crise.

En Andalousie,
les réajustements
entrepris sont
particulièrement
dramatiques

Celle qui sévit en Andalousie est
endémique, et le marasme dans lequel
s’enfonce le pays tout entier ne fait que
la renforcer. Le bilan de l’économie espagnole,
chiffré par l’Institut national
des statistiques, au demeurant majoré
par l’OCDE, est rédhibitoire. Baisse du
PIB de 1,7%; déficit de la balance
commerciale de plus de 60 milliards
d’euros; déficit public de 8,5% du PIB
– que les instances internationales,
FMI, Bruxelles, et l’Allemagne exigent
de ramener à 3,5%, au lieu des 5,3%
proposés par le gouvernement de
droite de Mariano Rajoy –; augmentation
de la dette extérieure, à hauteur de
60% du PIB depuis 2010-2011; taux
d’emprunt des banques à 5,9% et affaiblissement
du secteur bancaire lié
à l’explosion de la bulle immobilière
et à la gestion d’actifs problématiques;
endettement des Communautés autonomes
entre 17 et 20 milliards.
Il en résulte l’effondrement du marché
de l’emploi: un taux de chômage
avoisinant les 25% de la population active,
en hausse de 1,6% au premier trimestre
de 2012, avec un pic historique
de 50% chez les jeunes Espagnols – le
double de la moyenne de l’Union européenne.
Il va sans dire que le plan de
stabilité concocté dans l’urgence pour
pallier de telles défaillances aggrave
dramatiquement la paupérisation des
couches sociales les plus défavorisées.
Il comporte en effet des mesures
d’austérité où l’opposition voit une véritable
«déclaration de guerre sociale».
En cas de généralisation dans d’autres
pays en récession – Grèce, Portugal,
Italie –, le prix Nobel Joseph Stiglitz y
pressent même le danger d’un «suicide
économique de la zone euro».
A vrai dire, les réajustements draconiens
préconisés pénalisent l’ensemble
de la société, à commencer par
«l’Espagne d’en bas». On y retrouve
pêle-mêle l’augmentation de la TVA
(18%), de l’impôt sur le revenu (entre
0,75% et 7%, selon les paliers fiscaux),
le gel des salaires (minimum
641,4 euros) et des retraites, et l’inflation
(+2%). Autant d’expédients directement
en cause dans l’érosion brutale
du pouvoir d’achat.
En Andalousie, les réajustements
entrepris sont particulièrement dramatiques.
Comme dans toutes les
Communautés autonomes, les coupes
dans les aides budgétaires (-53,3%
pour la province de Cordoue) et les investissements
ont paralysé tous les
secteurs de l’économie régionale: bâtiment,
agriculture (budget du Ministère
amputé de 31,2%), services,
tourisme. Dans la province de Séville,
le SAT a rappelé que le nombre de chômeurs
est passé de 125 000 à 250 000
en une année. 2200 entreprises ont
disparu sur les 4900 en activité avant
la récession. Le taux de chômage de la
Communauté autonome oscille entre
30 et 40%. Dans la région de Somonte,
Palma del Rio compte 1700 chômeurs
de longue date et 4000 dans les villages
de l’agglomération.
Comble d’infortune, le gel de la mifévrier
a ravagé les récoltes d’oranges
dans la province de Cordoue: la
destruction de 100 millions de kilos
d’agrumes, et notamment des variétés
tardives de qualité supérieure, a
entraîné la perte de 215 000 heures de
travail.
On comprend que ce bilan désastreux
attise la détermination des
femmes et des hommes qui veulent
vivre d’autres rêves que le cauchemar
du dénuement perpétuel. «Cette finca
sera la nouvelle Marinaleda, martèle
Lola Sanchez, nous allons montrer qu’il
est possible de vivre de la terre, comme
là-bas, où existe le plein emploi».

Contre le régime
féodal des grands
cumulards du
foncier

Ce volontarisme s’explique d’autant
plus qu’à la base de leur précarité
chronique, il y a la «situation coloniale»
induite par le régime féodal des
grands cumulards du foncier. 60% des
terres les plus riches d’Espagne sont
entre les mains de 2500 familles, soit
2% de la population. 80% des aides de
l’UE (6500 millions d’euros) ont été allouées
à 20% de propriétaires terriens
et à leurs complices de l’agro-industrie.
La mécanisation des tâches manuelles,
liée aux monocultures
(céréales, coton, agrumes, olives) rentables,
substituées aux cultures vivrières,
a détruit l’emploi traditionnel
des 500 000 ouvriers agricoles andalous.
Autour de Palma del Rio, l’automation
dans les sociétés de conditionnement
et d’export (Alsumex, Necfruit,
Corexport, Sunaran, Palmanajanja,
Oleopalm) a une incidence négative
sur le marché du travail.
Le constat de Diego Cañamero, secrétaire
général du SOC, figure historique
du mouvement, insiste sur les
effets de la déprise industrielle: «Ici,
on ne transforme pas les produits (…)
Par exemple, 90% du coton espagnol
est produit en Andalousie. Et il n’y
existe aucune entreprise de textile,
tout le coton est envoyé en
Catalogne… 40 000 hectares d’orangers
entre Doñana et les plaines de
Cordoue et pas une seule fabrique de
jus de fruit… Les poivrons, les tomates…
tout est transporté à Murcie.
Nous sommes une colonie…»
Comme les autres militants présents
à Somonte, il place l’aventure de
Marinaleda4 à la pointe du combat
mené par des milliers de «sans terre»
andalous. Compte tenu de la forte personnalité
de son député-maire, Gordillo,
à la tête de la commune depuis
trente-deux ans et de l’envergure des
coopératives, cette utopie andalouse
réalisée est-elle totalement exempte
des travers du management et des dérives
de l’économie de marché? Les
femmes et les hommes des hauteurs
de Somonte qui croient un autre monde
possible ont sans doute la capacité
de surmonter ce genre de contradictions.
Toujours est-il qu’il existe là une
échappée belle au système qui pourrait
faire date dans l’Europe de tous les
dangers. I

* Du Forum civique européen. 1 Syndicat des ouvriers des champs-Syndicat des travailleurs andalous, fusionnés en 2007. Le SOC- SAT est implanté dans plusieurs agglomérations urbaines: Almeria, Huelva, El Coronil, Séville, Cor- doue, Jaen. 2 Le FCE, fondé en 1990, milite dans des opéra- tions de solidarité, notamment en faveur des im- migrés. Depuis les émeutes racistes de l’hiver 2000 contre les travailleurs marocains d’El Ejido, il a renforcé son soutien au syndicat andalou. 3 Le CUT (Colectivo de Unitad de los Trabaja- dores-Bloque Andaluz) est une composante radi- cale de l’Izquierda Unida (IU, gauche unie), repré- sentée au Parlement d’Andalousie par Manuel Sanchez Gordillo, député-maire de la commune autogérée Marinaleda. Sans l’aval des élus de l’IU, les socialistes (PSOE) seuls n’auraient pas la majorité au Parlement. 4 Lire «Marinaleda, l’utopie plus vraie que nature», Le Courrier du 4 mai 2012.

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