Contrechamp

La science au chevet du politique?

EXPERTISE • Climat, ressources, crise… les problèmes actuels sont complexes. Pour les résoudre, politiciens et scientifiques doivent plus que jamais compter les uns sur les autres. Quel est l’impact de cette relation sur la liberté de la recherche? Un chercheur, un ancien fonctionnaire et un lobbyiste donnent leur avis.

Le politique attend de la science des marches à suivre concrètes. Alors que pour s’épanouir au mieux, celle-ci devrait pouvoir mener librement recherche et enseignement. Quel est le comportement des acteurs concernés dans ce champ de tension? Comment la science et le politique s’influencent-ils mutuellement dans le système suisse? Les réponses d’un historien des sciences, d’un ancien haut fonctionnaire, familier de la recherche, et d’un lobbyiste des sciences.
D’après Jakob Tanner, historien à l’Université de Zurich, la politique

actuelle fonctionne le plus souvent en s’appuyant sur des recommandations scientifiques. Elle attend de la science «qu’elle apporte des solutions solides aux problèmes». Les pronostics scientifiques doivent rendre l’avenir prévisible: nous voulons savoir de combien s’élèvera la température si nous continuons sur notre lancée en termes de mobilité et de mode de vie; quelles sont les actions politiques susceptibles d’enrayer le changement climatique; et ce que ce dernier et les contre-mesures prises vont nous coûter.

Quand les experts se contredisent

«Pour le public des années 1950, l’expert avait une aura de scientificité et il était le porte-parole d’une réalité objective, poursuit Jakob Tanner. Mais vers 1970, cette culture a périclité. On a commencé à voir non plus un expert mais beaucoup d’experts s’exprimer. Et chacun d’eux de raconter quelque chose de différent.» Pour le public actuel, la science n’est plus l’expression douée d’autorité d’une vérité qui ne souffre aucune contradiction mais celle d’un débat avec différentes positions. Cette vision est plus proche de l’essence de la science qui ne connaît pas de vérités définitives. Comme l’a exposé le philosophe Karl Popper, une hypothèse scientifique ne saurait être prouvée, mais seulement réfutée.

«Des recommandations scientifiques univoques et unanimes à l’attention du politique sont un rêve dépassé, conclut l’historien. Le débat porté sur la place publique a rapproché la façon dont la science et la politique sont perçues. Mais cela signifie aussi que certaines recommandations scientifiques sont considérées comme incertaines ou partisanes. L’opposition qu’elles rencontrent est donc aussi forte que celle que suscitent les recommandations émanant des partis ou des associations.»

ments livrés par la science aient souvent été utilisés pour favoriser des intérêts économiques a contribué à cette situation. Certes, la Suisse est dotée d’un système de démocratie directe et parlementaire, mais les groupes de pression y jouent un rôle important. «Lorsque ces groupes cherchent à faire primer leurs intérêts, différentes opinions politiques entrent en collision, rappelle Jakob Tanner. Et les médias s’emparent volontiers de ces conflits. La tendance est à une interpénétration toujours plus forte de la science et du politique. Les politiciens misent sur des conclusions scientifiques pour leurs campagnes électorales, ils sont de plus en plus dépendants du coaching et font analyser leurs interventions médias par des psychologues.»

Thomas Zeltner, ancien directeur de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), estime lui aussi que le politique a profondément besoin de faits scientifiques pour fonder ses décisions. Mais dans certains cas, le peuple n’accorde pas la même valeur aux assertions scientifiques que les élus ou que la majorité des chercheurs. Pour lui, la médecine complémentaire est un exemple de ce cas de figure. Même si l’étude commandée par les autorités fédérales a conclu que son efficacité n’était pas démontrée, elle est de nouveau partiellement prise en charge par les caisses-maladie, depuis la votation populaire de 2009.

Sur mandat de l’OMS, l’ancien haut fonctionnaire a analysé les stratégies utilisées par l’industrie du tabac pour défendre ses intérêts: «Dès qu’une étude démontrait que le tabagisme passif était dommageable pour la santé, le lobby du tabac réagissait en mettant en doute la crédibilité des scientifiques ou des résultats», rappelle-t-il. Reste que le doute est un principe scientifique fondamental. Comment le politique réagit-il au fait que les recommandations scientifiques en sont assorties, la plupart du temps? Selon Thomas Zeltner, dans les situations de crise, le politique prend souvent des mesures dans le sens de la prévention, l’achat de vaccins par exemple, même s’il n’est pas certain que le pire se produira, comme dans le cas d’une pandémie de grippe. En dehors des crises, il est beaucoup plus difficile d’amener le Parlement à prendre une décision si les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux. Cela vaut notamment pour les projets à long terme comme la politique énergétique et le changement climatique. «Il est difficile de trouver un consensus aujourd’hui, pour réagir à des éléments qui ne seront problématiques que dans quarante ans, analyse-t-il. Comment les politiques pourraient-ils trancher, alors que les experts ne sont pas d’accord sur ce qui représenterait la meilleure solution?»

En raison des progrès de la science, les sujets dont les parlementaires discutent sont de plus en plus difficiles à maîtriser. «Au sein des groupes parlementaires, il n’y a que quelques spécialistes, et les autres suivent, explique Thomas Zeltner. Au Parlement, le nombre d’interlocuteurs pour les sujets scientifiques est donc très restreint. C’est évidemment une porte d’entrée pour les lobbyistes qui tentent d’influencer les leaders dans un sens ou dans l’autre.»

Claude Comina, de Netzwerk Future, une «communauté d’intérêts regroupant des partenaires des hautes écoles et des milieux scientifiques et politiques», est l’un d’eux. La salle des pas perdus est son lieu de travail mais, à l’inverse d’autres lobbyistes, il n’a rien à vendre. «La seule chose que je pourrais vendre, c’est le produit des HES et des universités, autrement dit des gens formés, explique-t-il. Les étudiants des hautes écoles pédagogiques auront une influence directe sur l’éducation scolaire de demain. Les mathématiciens et les ingénieurs feront avancer l’industrie, les étudiants en littérature transmettront leurs connaissances aux gymnasiens ou au travers de publications. Investir dans la formation et la recherche, c’est investir dans l’AVS.»

Comme un interprète, Claude Comina s’efforce de traduire les préoccupations scientifiques en préoccupations politiques. Et inversement, il enseigne aux scientifiques le «dialecte politicien» qu’il entend dans la salle des pas perdus. «Aujourd’hui, les politiciens ne veulent pas seulement voir la recherche déboucher sur de plaisantes innovations, genre téléphone sans fil, poursuit-il. Ils souhaitent un retour sur investissement et mesurer l’impact général de la recherche sur la société et l’économie, savoir, par exemple, si l’augmentation des dépenses dans la formation et la recherche se répercutera sur le nombre des personnes sans emploi au niveau national.»

Le problème, précise-t-il, c’est «qu’en tant que politicien, lorsque vous allouez 200 millions de francs aux CFF, vous voyez le résultat: il y a davantage de trains qui roulent. En revanche, si vous versez 200 millions à la recherche, vous ne verrez rien. L’unité de temps du politicien est de quatre ans, alors que celle de la recherche s’échelonne entre dix et quinze ans.»

Les politiciens veulent des faits, mais «malheureusement, les scientifiques sont souvent trop compliqués. Qu’il y ait des débats, en science, c’est normal. Mais les politiques ne tiennent pas à les connaître en détail. Ils ne s’intéressent qu’au dénominateur commun», fait valoir le lobbyiste. D’où la nécessité de bien choisir son moment et ses mots: «L’enjeu réside dans la manière de communiquer, dans une expression claire et simple, souligne-t-il. Les politiciens tiennent à connaître les répercussions des alternatives proposées par les scientifiques. Ils aimeraient qu’on leur dise: si vous choisissez ceci, il se produira cela.»

Les gens tels Claude Comina servent de passeurs entre des mondes a priori très éloignés: entre les spécialistes que sont les scientifiques et les profanes informés que sont les politiciens. Or, ces deux mondes ont besoin l’un de l’autre. Le politique ne s’en sort pas sans expertise scientifique. Les scientifiques devraient donc chercher à contribuer à la formation de l’opinion publique.

Car les chercheurs modifient notre vision des choses et en parlent. En ce sens, ils exercent tous une activité politique.
 

* Article paru dans Horizons n° 94, septembre 2012, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).

Opinions Contrechamp Valentin Amrhein

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