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AGORA Pourquoi il faut garder la recherche au sein de l’école

GENÈVE • «Un recul de la volonté de justice sociale au sein de l’école». Chercheur au Service de recherche en éducation, Pierre-Alain Wassmer réagit contre les velléités de la commission des finances de supprimer ledit service.

PIERRE-ALAIN WASSMER
La suppression du Service de la recherche en éducation (SRED) demandée par la commission des finances du Grand Conseil, en l’absence d’un véritable débat, rend nécessaire la présentation d’arguments en faveur du maintien de la recherche au sein du système éducatif, parce qu’elle apporte des connaissances utiles à l’ensemble des acteurs de l’éducation.

Surtout, le SRED est l’héritier du Service de la recherche sociologique mis en place par André Chavanne pour accompagner la démocratisation des études. La suppression de ce service signifierait un recul de la volonté de justice sociale au sein de l’école. Les représentants de la droite dure ne s’y sont pas trompés et s’acharnent sur le SRED en prétendant qu’il ne servirait à rien.

Les défis auxquels doit faire face l’école d’aujourd’hui impliquent l’adaptation continuelle de notre système de formation. L’école change par le seul fait que les élèves changent, mais aussi parce que les attentes de la population changent. D’où l’importance accrue d’une recherche permettant de comprendre le fonctionnement du système, d’en évaluer certains aspects, d’apporter une aide efficace à son pilotage, mais aussi pour anticiper de nouvelles évolutions de l’école.

La recherche est ainsi un temps de réflexion sur les situations ici et maintenant, mais aussi une prise de connaissance sur des réalités ailleurs pour en tirer des enseignements profitables et anticiper certains problèmes. Les travaux de recherche et leurs auteurs détiennent la mémoire des difficultés et des solutions de nos prédécesseurs et parfois des erreurs passées.

De la sorte, ce n’est pas une prestation «personnelle» au grand public, aux élèves ou aux parents, c’est plutôt une contribution à la compréhension générale, D’ailleurs, c’est plutôt la recherche qui est amenée à interpeller les acteurs en les rendant attentifs à tel ou tel problème.
Elle agit comme une alerte ou comme un lubrifiant. On peut ôter l’huile du moteur sans conséquence immédiate. Mais les effets se voient à terme, et les dégâts touchent l’ensemble du système. L’image du lubrifiant est encore incomplète, car avec une école en évolution, la recherche anticipe et accompagne l’adaptation nécessaire des structures et des pratiques en usage.

La recherche alimente la réflexion de ceux qui voient la complexité des problèmes et désirent des solutions adaptées à chaque situation. En revanche, elle n’apparaît pas nécessaire pour les personnes qui ont déjà les réponses ou croient les avoir. Pourtant, même les réponses les plus justes peuvent, avec le temps, devenir inadaptées. Parfois, les habitudes ou les idéologies remplacent l’examen de la réalité et la recherche est écartée au profit de solutions toutes faites. Dans ces cas, effectivement, la recherche semble ne pas être «utile». Pourtant, c’est bien là qu’elle se révèle le plus indispensable, pour sortir des rails, pour rompre avec les idées sclérosées, pour innover.

Par ailleurs, la plus grande partie des activités du SRED ne sont pas de la recherche: statistiques, évaluations, prévisions ou indicateurs du système éducatif. La recherche vient enrichir ces autres activités en leur donnant des fondements solides, des bases scientifiques, en apportant les compétences et les expériences des chercheurs.

Cette situation particulière a permis de constituer une équipe interdisciplinaire qui possède une culture commune, une proximité avec les acteurs de l’éducation, une connaissance précise des écoles genevoises et une action dans la durée.

Ce travail ne pourrait pas être effectué de l’extérieur, car aujourd’hui déjà certaines tâches sont données à faire à des mandataires privés. Ces intervenants, peu au courant, proposent des solutions toutes faites et fréquemment inadaptées. Cela pose aussi évidemment des problèmes de confidentialité.

La recherche représente 0,25% du budget du Département de l’instruction publique (DIP). En 2011, les dépenses du SRED représentent 5,5 millions de francs, ce qui est beaucoup – surtout si l’on se situe à l’échelle d’un individu – mais, comparé aux 2,2 milliards de budget du DIP, c’est moins de 0,25% du total. Dans le privé, la recherche représente l’avenir, c’est un investissement important pour la bonne santé de l’entreprise et pour l’innovation. Pour le domaine public, au contraire, la majorité politique considère que la recherche est une dépense superflue, un luxe que l’on peut supprimer. Est-ce que l’école est condamnée à rester immobile, figée, alors que toute la société change en permanence?

En réalité, l’école change de toutes façons, la question est de savoir si l’on veut accompagner ce changement par des analyses et des réflexions, et permettre ainsi un pilotage et un débat démocratiques.

Les autres activités du SRED (les statistiques, les prévisions, les indicateurs, les évaluations et suivis) devraient être soit déplacées, soit sous-traitées. Ainsi, les économies seraient très faibles, les postes pourraient disparaître, mais pas les dépenses, qui pourraient même augmenter sous la forme de mandats externes. En revanche, les pertes seraient très importantes, en particulier dans le know-how, le savoir-faire et les connaissances accumulées, et plus encore en termes de mémoire, car combien de mandats ont été donnés alors que les mêmes travaux avaient été réalisés quelques années auparavant!

Les postes au sein du SRED sont majoritairement des emplois qualifiés, des emplois qui n’ont pas d’équivalents au sein de l’économie privée. Les mandats sous-traités ne pourraient donc pas assurer les mêmes qualités, ni au niveau des productions, ni au niveau des emplois.

La recherche en éducation ne fournit donc pas des emplois volatiles, sous-qualifiés, sous-payés et occupés par des personnes que l’on fait venir exprès à Genève. Elle représente au contraire parfaitement cette économie de la connaissance que la majorité politique du canton affirme vouloir développer à Genève. Pourquoi donc démolir d’un côté ce qu’on prétend construire de l’autre?

Opinions Agora Pierre-Alain Wassmer

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