Contrechamp

Statistiques alarmantes ou pétard mouillé?

VOTATIONS • A quelques encablures du passage aux urnes, le 9 février, de l’initiative «contre l’immigration de masse», Dario Ciprut s’attache à montrer l’étendue des manipulations statistiques de l’UDC, qu’il qualifie de «grossières amplifications».

C’est la dernière ligne droite avant le 9 février, et seulement le premier des scrutins1 value="1">Le référendum probable sur l’extension de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) à la Croatie, la proximité de l’initiative «Halte à la surpopulation», dite Ecopop, et le chantier en cours de la loi sur la nationalité en promettent d’autres. récurrents que l’arc nationaliste impose à l’opinion cette année. Nos boîtes aux lettres ont été gorgées de propagande et de matériel de vote, les propos sur les politiques migratoires agitent cafés, médias et autres salons. Cette fois, l’opposition à la médecine de cheval UDC – qui ressuscite des contingents et les étend à tous types d’étrangers – tient de l’unanimité. Le soutien des autorités fédérales ou cantonales fait même enrager les blochériens en mal de revanche sur leur père Schwarzenbach2 value="2">Cf. LeTemps du 16 janvier 2014..

Ce consensus sur la consigne de vote ne peut faire illusion. Condamner l’initiative comme remède pire que le mal légitime implicitement les initiants et émousse la résistance à la gangrène nationaliste. Surenchérir sur l’impératif de maîtrise ou d’accompagnement, opposer le développement économique des pays d’origine à la mobilité des personnes indexée sur celle des capitaux3 value="3">Ce triple socle des politiques migra- toires a été mis en évidence par l’an- thropologue Emmanuel Terray. finit par crédibiliser la menace d’invasion.

Heureusement, il est des opposants déterminés qui ancrent leur combat sur la liberté immémoriale d’aller et venir et le droit de vivre en famille4 value="4">Paradoxalement, le droit de quitter son pays d’origine figure dans la déclaration des droits de l’Homme de 1948, mais pas son corrélat d’entrée dans le pays de destination. plutôt que sur la pesée d’avantages économiques conjoncturels. Pour une argumentation de fond dans ce sens, nous renvoyons à la campagne de Stopexclusion5 value="5">www.stopexclusion.ch/. Notre propos se réduit ici à contester les fondements numériques brandis par l’UDC.

L’UDC exige le retour à une politique stricte de quotas avec préférence nationale, sans quoi l’immigration entraînerait en une génération le pays vers la perspective intolérable de 10 millions d’habitants et un tiers d’étrangers, accusés d’aggraver tous les maux (chômage, pénurie de logements, insécurité, pression salariale, hausse des coûts de la santé, encombrement, mitage du territoire, etc.).

Le débat fait rage entre irénisme des uns et catastrophisme des autres, on soupèse vices des quotas et vertus de l’accompagnement; mais a-t-on seulement questionné la perspective? Des études universitaires ont bien tenté de démêler les enchevêtrements du passé et proposer des scénarios d’avenir, mais ces doctes prévisions, naturellement affectées d’aléas, passent à côté d’une opinion gavée de prédictions irrationnelles et travaillée par des bateleurs chassant le bouc-émissaire.

Or la déloyauté de l’emploi des statistiques officielles pour imposer un scrutin binaire sur la Suisse à 10 millions d’habitants est certaine. Elle peut être mise en lumière pour un large public, avec des outils statistiques rudimentaires, et sans recourir aux indignations morales indispensables ailleurs. Seul regret, la dénonciation tardive de l’étendue de la supercherie.

Les soldes migratoires ont toujours, notamment depuis la libre circulation au sein de l’Union européenne, fluctué en fonction de la situation économique et, pour l’asile, d’évènements géopolitiques. Digne héritière de l’«Ueberfremdung» qui hante séculairement Berne6 value="6">L’historien Gérald Arlettaz a montré que l’irruption de la xénophobie dans le champ politique helvétique date des années précédant la guerre de 1914., l’UDC remet sans cesse7 value="7">L’Action Nationale voulait déjà délivrer la Suisse de l’«emprise étrangère» en 1970. le disque du trop-plein.

Aujourd’hui, pour persuader l’électeur que «l’immigration explose depuis 2007» et que la progression tient de l’inexorable, l’UDC tronque au point bas de 1997 un tableau des soldes migratoires dérivé de statistiques de l’Office fédéral des migrations (ODM) débutant elles en 1991. Les deux graphiques en bas à gauche illustrent l’effet de la rature pour cautionner une envolée privée d’oscillations significatives.

Pour exploiter l’«explosion» de 2007, l’UDC donne un léger coup de pouce à la moyenne des années suivantes, et martèle une «immigration nette annuelle» de 80 000, qu’elle compare à la taille de Lucerne8 value="8">Pour les Romands, l’étalon sera une demi ville de Genève.. Cette ritournelle justifie, à longueur d’argumentaires la rendant vicieusement apocalyptique, la perspective des «10 millions d’habitants dans vingt ans». Ajouter 1,6 million sur une courbe tendancieusement xénophobe est un jeu d’enfant, mais cette démarche manipulatrice, approximative et peu scrupuleuse est en outre inepte.

En effet, c’est sous les 60 000 que tombe l’immigration nette si l’on tient compte des moyennes sur dix ans, comme le suggère Etienne Piguet, expert reconnu du domaine, dans Le Temps9 value="9">Cf. Le Temps du 6 janvier 2014, «Immigration ‘de masse’: tirer les leçons de Schwarzenbach». Il y évaluait à 63 000 le solde migratoire étranger moyen, contre 36 000 à la veille de l’initiative Schwarzenbach.. Voilà donc Lucerne réduit à Lugano! Mieux, en tabulant les données démographiques de l’Office fédéral de la statistique (OFS) sur quarante ans, on se libère de moyennes glissantes pour affiner la prédiction par une fourchette entre deux projections linéaires. Du même coup, on invalide les considérations oiseuses de l’argumentaire détaillé qu’a fourni l’UDC pour rendre plausible son scénario catastrophe. On privilégie, sur base ponctuelle ODM à mi 2013, le scénario «élevé» de l’OFS datant de 2010. Ce dernier prédisait 8,16 millions d’habitants à fin 2013, 9,53 à fin 2030 et 9,86 à fin 2035.

En forçant le scénario «élevé» par le point des 8,04 millions à fin 2012, la pente annuelle, accroissement naturel10 value="10">Différence entre les naissances et les décès, soit près de 18 000 en 2012. compris, tombe à 58 200, bien en dessous de l’estimation précédente du seul solde migratoire (cf. le graphique à droite).

A ce rythme, imitant les prédictions hasardeuses que l’UDC affectionne, c’est avec un plafond de population entre 8,5 et 9 millions d’habitants en 2030, qu’il faut compter. L’écart avec le spectre des 10 millions devient considérable, puisque ce dernier ne serait atteint au plus tôt qu’en 2045!

En conclusion, l’UDC amplifie la croissance démographique en pratiquant des omissions délibérées et des distorsions des soldes migratoires. Cela discrédite ses prétentions affichées à la mesure et ridiculise ses appels à la raison. Au-delà de la praticabilité des quotas et de l’iniquité de son ciblage xénophobe, ses fantaisies statistiques procèdent d’une stratégie transparente: exacerber les peurs et anxiétés de nos compatriotes.

* Membre du comité de la Coordination contre l’exclusion et la xénophobie StopEXclusion. (L’auteur remercie Etienne Piguet, spécialiste des migrations et de l’intégration à UniNe).

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Opinions Contrechamp Dario Ciprut

Dossier Complet

Votations du 9 février 2014

mardi 3 décembre 2013

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