Chroniques

Solidarités

Mauvais genre

Certaines périodes sont plus noires que d’autres, pour la lecture des journaux; il y a des articles qu’on est tenté de sauter – leur seul titre en dit assez déjà. Mais à l’approche des Fêtes, on sent que les journalistes ont à cœur d’illuminer les chaumières, de faire en sorte que ça ne sente pas trop le sapin dans le mauvais sens du terme. On le voit dans le choix de tels sujets, apparemment de saison; ou dans la récurrence de certains termes, plus chaleureux que d’autres. En feuilletant les quotidiens romands en fin d’année 2014, j’ai de fait été frappé par le retour régulier de la notion de solidarité, surgissant dans des contextes relativement variés.

C’est ainsi sans surprise, mais avec plaisir, que j’ai pu lire que les organisations caritatives, au moment de boucler leur bilan, se sont félicitées de la générosité confirmée des donateurs suisses. De même, à Lausanne, le 20 décembre, une cinquantaine de militants ont occupé l’église Saint-Laurent pour manifester leur soutien aux migrants menacés d’expulsion.

Mais à Genève, au même moment (voir la Tribune du 19 décembre), la solidarité prenait une autre forme: on y occupait, non une église, mais le hall d’entrée d’un immeuble; on n’y protestait pas contre des renvois: on exigeait une expulsion. Mais les intéressées étaient aussi d’origine étrangère: des prostituées, exerçant dans un appartement de la rue Liotard, et que leurs voisins voudraient voir déguerpir. Non pour des raisons morales, apparemment; ni parce que le va-et-vient serait incessant; moins encore du fait de l’insalubrité des lieux, comme ce fut le cas il y a quelque temps à Lausanne – ils sont ici plutôt coquets; et pas davantage en réaction au montant exorbitant du loyer imposé à ces femmes (5000 francs par mois pour un cinq-pièces). Non, si les propriétaires se relaient quotidiennement au bas de l’immeuble dans une ambiance de «fête des voisins» et en faisant barrage aux clients, c’est, comme le confie l’un d’eux, que «notre bien perd de la valeur en raison de ce bordel». Normal, dans ces conditions, qu’on se serre les coudes; et que le régisseur s’enthousiasme devant ce formidable élan de solidarité, qu’il trouve «génial»: «il faut absolument qu’ils tiennent»! Car n’en déplaise à la Cour des Comptes, qui a d’autres idées sur les lieux de prostitution, les PPE sont faites pour les propriétaires et leurs chiens, les trottoirs et le caniveau pour les putains.

Mais la solidarité la plus spontanée, et la plus désintéressée, doit parfois s’effacer devant des valeurs supérieures. Toujours au même moment, soit le 20 décembre, c’était au tour du Courrier de se faire l’écho du soutien apporté par des enseignants d’un Cycle d’orientation genevois à trois nettoyeurs, licenciés par leur employeur qui s’était vu retirer le contrat, et potentiellement réengagés par le nouveau bénéficiaire mais avec un salaire drastiquement amputé. La pratique est usuelle dans les services de l’Etat, depuis qu’on privatise à tout va. Et naturellement, à l’inverse de son homologue de la rue Liotard, le gérant des locaux, en l’occurrence l’Office des bâtiments, ne semble pas avoir été ému par cette solidarité qui a le tort, il est vrai, de transcender les classes sociales. Un haut fonctionnaire a su rappeler le principe auquel doivent obéir les «marchés publics»: si l’on remet régulièrement au concours les contrats de prestations en encourageant la baisse des coûts et donc la sous-enchère salariale, c’est «afin de garantir l’équité». J’avoue que ce dernier terme a fait mouche: moi qui suis un partisan résolu du commerce équitable, je ne vois pas comment je pourrais m’élever contre des salaires équitables. D’ailleurs, si l’égalisation se fait par le bas, et toujours plus bas, les salariés en arriveront à se retrouver eux aussi à la rue, où ils pourront tenir compagnie aux prostituées, en toute solidarité. A chacun la sienne: il y aura pour les uns le vin chaud et les petits gâteaux à l’intérieur des immeubles, la soupe populaire à l’extérieur pour les autres. Voilà qui nous promet des lendemains très festifs.

Mais on me reprochera d’avoir encore cédé à l’ironie. Pour essayer de me racheter, je conclurai sur une belle image, que m’offre à nouveau la Tribune de Genève (celle du 12 décembre). On y voyait trois orphelins dont les parents ont été emportés par le virus Ebola en Sierra Leone; on nous décrivait leur misère affective et matérielle, la situation d’exclusion à laquelle ils sont confrontés, la destruction de «tous les mécanismes de solidarité». Mais au-delà des mots, il y avait cette illustration: trois visages tristes, mais l’enfant au centre de la photo portant un T-shirt d’un jaune lumineux où se déployait l’inscription Fly Emirates. Ils ne goûteront sans doute jamais à la qualité des services offerts par cette compagnie aérienne, ni même ne voleront vers des cieux plus accueillants; mais le merveilleux est qu’on les laisse encore rêver. Ce logo, c’est un peu d’évasion; c’est Noël à Freetown.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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