Chroniques

Papet de rösti

D’OUTRE-SARINE

Le röstigraben, pour rappel, ce sont ces différences qui creusent un fossé – et parfois des tranchées – entre Romands et Alémaniques. Le langage, lui, au lieu de s’abîmer dans un trou, tricote une sorte d’identité helvétique faite de curieuses expressions qu’aucun Français ou Belge n’aurait jamais imaginées, et qui se propagent dans l’espace suisse au gré des ondes radio.

Il y a la politico-forensique: comme l’expliquait récemment un politicien à la radio, il était «grand temps de se mettre à table». Effarement de François Le Belge: «Quels crimes allait donc avouer ce politicien? En direct encore?» On le sait: dans quelque langue que ce soit, les expressions de la vie quotidienne sont les plus difficiles à mémoriser et les moins logiques qui soient. En Suisse, donc, se mettre à table fait partie de l’iconographie démocratique et n’est pas plus inquiétant que «discuter» ou «s’asseoir autour d’une table».

Il y a la ferroviaire-fermière: les pendulaires ont déjà entendu cette voix haut-parlante préciser à l’arrivée d’un train que celui-ci ne «conduit pas de wagon restaurant.» Cette représentation bucolique fait régulièrement sourire, sur le quai de gare. Et naître l’image du bon mécanicien, vêtu d’un gilet de vacher, conduire à la baguette une flopée de petits wagons qui s’égaillent à travers champs – sauf le wagon restaurant, bien sûr, resté à l’étable.

Il y a la juridico-ménagère: en Suisse, depuis quelque temps, on met les lois «sous toit». C’est comme ça. Peu efficace contre les référendums, cette mesure servira-t-elle à terme contre l’érosion? A voir.

En Suisse, aussi, certains «cuisent» de l’eau au lieu de la «faire bouillir» comme François Le Belge. Car en suisse-allemand, «kochen» signifie aussi bien cuire, cuisiner que porter à ébullition.  Le «tabagisme passif» devient chez nous la «fumée passive», la paix sociale une «paix du travail» («der Arbeitsfrieden»). Et c’est un curateur qui conçoit une exposition (der Kurator), non un commissaire – peut-être parce qu’en Suisse, l’art n’est pas soupçonnable.

Ce n’est pas comme si les Suisses gobaient comme des mouches toutes ces approximations. Certains Alémaniques qui s’expriment sur nos ondes savent bien qu’ils bricolent mais ils sont courageusement venus et en profitent pour s’exprimer. De notre côté, nous nous cramponnons vaillamment à notre compétence langagière, mais nous sommes régulièrement pris de tournis. Par exemple en entendant: «C’est le ton qui fait la musique». On sent bien que ce n’est pas ça mais comment dit-on, alors…? Et puis même si François Le Belge, lui, dit «c’est l’air qui fait la chanson», entre Suisses, on s’est compris. Il y a même quelque chose d’assez drôle à suivre l’évolution de ce chantier linguistique propre à tout pays multilingue. Tout de même. Quand on voit traduit le «röstigraben» – incarnation de nos différences nationales – par «fossé» au lieu du «rideau», on fait le poing dans sa poche. « Alors nous, on ravalerait plutôt notre colère », diraient les autres francophones. Et puis non: on fait bien le poing dans sa poche! Car d’où qu’il vienne, on a toujours  tort de se priver d’un enrichissement expressif.

* Journaliste au Courrier.

Opinions Chroniques Dominique Hartmann

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