Chroniques

Haïti

A rebrousse-poil

Une petite gorgée d’un rhum vieux, rapporté des Antilles par une nièce, m’a ramené en Haïti.

En 1991, pour marquer le 700e anniversaire de la Confédération, la Radio romande a envoyé là-bas, durant six mois, un journaliste, un technicien et une personnalité de chez nous ainsi qu’une dizaine de nos compatriotes tout juste sortis de l’apprentissage. Ces équipes séjournaient un mois sous les tropiques, puis cédaient la place à un nouveau groupe. Les gens de radio transmettaient chaque semaine à Lausanne une série de reportages, les jeunes partageaient le quotidien d’apprentis haïtiens.

C’est l’infatigable animateur Frank Musy, secondé par son compère, le technicien Jean-Daniel Douillot, qui avait eu cette idée: mettre en contact des ressortissants de l’un des pays les plus riches du monde, le nôtre, avec ceux de l’un des plus pauvres, Haïti.

Comment j’ai réussi à me mêler à cette aventure? C’est simple…

Alors que le projet n’en était qu’à ses débuts, j’étais un jour à la table où Musy et Douillot en discutaient. Mine de rien, j’avais glissé:

– Vous allez envoyer, dans un pays d’une extrême pauvreté, de jeunes Suisses qui n’ont jamais mis le nez hors de nos frontières. Les conditions de vie, là-bas, sont dures. Vos apprentis vont peut-être mal les supporter, craquer, déprimer, avoir de gros problèmes. A votre place, je les ferais accompagner par quelqu’un qui a l’habitude des voyages, le contact avec les jeunes, et qui saura gérer les pires situations.

Les deux hommes m’avaient approuvé:

– Tu n’as peut-être pas tort…

– N’est-ce pas? Et ça tombe bien: je suis libre!

Je me suis donc retrouvé dans le rôle du grand frère à Camp-Perrin, un village du sud d’Haïti!

En compagnie de jeunes de l’endroit, les nôtres travaillaient aux Ateliers Ecoles, une structure qui enseignait les métiers du fer. Son fondateur, le Belge Jean Sprumont, avait constaté que le pays manquait cruellement d’artisans, et que même les outils les plus élémentaires – pelles, brouettes –, qui devaient être importés, étaient hors de prix pour les Haïtiens. Aidé par des ONG européennes, il avait créé les Ateliers pour résoudre ce problème. Son but était de transmettre les savoir-faire aux apprentis puis, lorsque leur formation était achevée, de leur fournir le matériel qui leur permettrait de s’établir à leur compte dans les villages.

Nos mécaniciens, nos maçons ont été accueillis avec chaleur par leurs confrères, et ont découvert les réalités d’un pays où tout manque: trouver un niveau à bulle, un pneu de vélo, un boulon, peut prendre des jours, ou être tout simplement impossible. Et la faim y est une terrible compagne pour la plupart des gens.

Les souvenirs gravés dans les mémoires sont pourtant lumineux. Le plus émouvant d’entre eux est celui de l’espoir immense qui avait fait se lever toute une nation, le jour de l’investiture du président élu, Aristide. On chantait, on dansait sous les manguiers, devant les pauvres maisons, près des champs de canne à sucre: sûr que «Titide» allait apporter le bonheur au pays! Une liesse hélas vite éteinte…

Comme tous ceux, toutes celles qui ont participé à cette expérience, j’ai été infiniment heureux au milieu de ce peuple dépourvu de tout, fraternel et prompt à rire. Et nous sommes rentrés au pays différents.

Pour moi… Né juste après la guerre, je suis d’une génération qui a baigné dans «le progrès», qui était une évidence. Les conditions de vie, de travail, tout comme le confort, la qualité des soins médicaux, les rapports entre les gens, ne pouvaient que s’améliorer avec le temps. Mettre cette certitude en question était impensable! L’exemple d’Haïti, ce pays à la peine jour après jour, a peu à peu miné cette naïve conviction. Je sais maintenant que le «meilleur» n’est pas inscrit en lettres d’or dans le devenir de l’humanité, que le «mieux» n’est pas forcément dans l’ordre naturel des choses.

Me reviennent encore les visages de chers compagnons restés là-bas: Mac Arthur, dont le beau-père était hougan, sorcier vaudou, et avait cent enfants; Auguste, qui nous emmenait la nuit dénicher des mygales dans la Grande Ravine; Maguelda, la petite reste-avec, fille que sa famille pauvre avait vendue à des un peu moins pauvres pour qu’elle soit leur servante. Et j’entends encore l’accent tessinois de l’ami Franco Gatigo, le bras droit de Sprumont, qui s’énerve contre l’un de ses apprentis:

– Cazzo! Tu m’as foutu cette machine en l’air!

Que devenez-vous?

Nouveau livre chez Bernard Campiche Editeur: L’autre Chemin, chroniques parues dans Résistance et Le Courrier, 2008 – 2018.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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