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Robin des Roms?

Agora GENEVE • Depuis l’annonce du coup de filet annemassien ayant permis le démantèlement d’un supposé «réseau mafieux» roumain à la frontière franco-suisse, les défenseurs des droits humains s’inquiètent. Et posent de bonnes questions, relayées ici par Sylvain Thévoz.

Militante des droits humains, je la rencontre dans la rue, elle me dit: «Moi, je n’ai pas d’avis tranché sur la question des Roms que l’on a arrêtés hier à la frontière et que la police présente comme des mafieux1. Mais je veux te donner un exemple qui explique pourquoi je doute de l’existence du réseau en question.» Elle s’allume une cigarette, réfléchit puis dit: «Ion n’a pas de travail au pays et n’arrive pas à nourrir sa famille (une femme, 3 enfants), il croise Paul qui revient de France. Avec le pécule gagné là-bas, il peut ajouter quatre murs à sa maison en construction. Paul a sa fierté, il ne va pas décrire les conditions de vie inhumaines qu’il a connu là-bas. Il répond qu’en France, il y a beaucoup d’argent à se faire, qu’il faut juste de la volonté. Ion décide alors de partir mais n’a pas un rond. Il va demander à Codrutz qui a une voiture et a déjà fait du transport de personnes de l’amener. Pierre accepte mais lui rappelle une règle. Je te prête 200 euros et tu as un mois pour m’en rendre 400, sinon c’est 800 que tu me rendras. Usure? Je ne suis pas juriste, elle dit, mais au moins c’est une chance de changer de vie et c’est donnant-donnant. Les banques, ça fonctionne comme cela aussi, non?»

Elle s’arrête un moment, son téléphone sonne. Elle reprend: «Les emprunts avec 100% de taux d’intérêt sont monnaie courante et même pratiqués entre les membres d’une même famille. Les emprunts, c’est pour manger, acheter du bois, payer l’hôpital mais aussi les mariages et les enterrements… quand l’argent est rare, on fait ce que l’on peut et l’on est souvent prêt à tout. Ion part avec sa femme et ses enfants. Pas question de les laisser derrière. C’est toute la famille qui bouge pour un avenir meilleur. Ion arrive en France, paumé. La mendicité ne marche pas sur Annemasse, il essaie Genève. Une loi a pourtant été votée qui interdit la mendicité depuis 2007, mais cela ne l’empêche pas de tenter sa chance, ni de mendier non plus. Il n’a pas d’autre voie. Il est harcelé par la police, reçoit des amendes et se fait finalement arrêter pour celles-ci. Au bout de 20 jours de prison, mort d’inquiétude pour sa femme restée seule avec les trois gosses, qui dorment dans une voiture sur un parking paumé et qui ont la varicelle, il demande à sa femme d’aller voir Pierre à qui la vie a souri et de lui emprunter 2000 euros pour payer sa libération. Pierre accepte, à présent Ion lui doit 4800 francs. Pierre est-il le chef d’un réseau mafieux? Comment va faire Ion pour rembourser cette somme?» Elle regarde le ciel, elle sourit, elle dit: «Moi je ne suis pas policière. Dans la vie, chacun fait ce qu’il peut pour se démerder. Tout n’est pas aussi simple que ce qui est écrit dans les journaux. Dans cette arrestation de Roms à la frontière, tout l’argent récolté est parti dans le village de Barbulesti, mais pour qui, pour quoi? Pour enrichir quelques uns, ou bénéficier au village tout entier? S’agit-il d’exploitations, ou de formes de solidarités complexes, de mafias, de mendicité au noir, ou de Robins des rues qui prennent (demandent plutôt) aux riches pour donner aux pauvres?» Elle est critique, elle ne veut pas d’idées toutes faites.

Elle dit: «Avant, je ne pensais pas à demain ni après-demain, c’était l’instant présent, seulement. Maintenant je peux me projeter, je vois les choses différemment.» Elle dit: «Là, si l’enquête révèle qu’il s’agissait de traite d’êtres humains, je me réjouirais que ceux qui la pratiquent soient arrêtés et condamnés. Mais s’il s’agit de formes de survie et de solidarités complexes, il ne faudrait pas crier au loup trop tôt et parler de mafias. Les mafias, c’est autre chose, tiens, dans l’immobilier par exemple… Mais quoi qu’il en soit, Il faudrait aussi rappeler que le travail au noir a progressé de 20% en Suisse depuis le début des années quatre-vingt-dix et qu’il représente plus de 10% du PIB. L’économie tire donc pleinement bénéfice du travail clandestin. N’est-ce donc pas surtout au nom de la fuite de capitaux que sont condamnés nos ‘mafieux’ roms?»

«Au final, ce qui est certain, c’est que la loi anti-mendicité genevoise a une fois de plus fait preuve de son inefficacité. Elle coûte cher, et n’a jamais empêché quiconque de mendier ou de se faire exploiter par d’autres…» Elle relève la tête, elle n’a pas cherché à me persuader et voit dans mon regard une incrédulité. Elle s’en fout un peu, elle a sa foi pour elle, et se demande pourquoi c’est avant tout les crimes des pauvres qui font la une des journaux plutôt que les délits des riches. «Les mafias prédatrices de l’immobilier qui brassent des millions, c’est quand qu’on les épingle? Et les requins de la finance qui affament le tiers-monde depuis Genève, on fait quoi?» Je lui dis qu’elle va trop loin, elle rit, elle dit qu’il ne «faut pas manger la soupe trop vite, sans chercher à voir avant ce qu’il y a au fond de l’assiette».

Conseiller municipal socialiste, Ville de Genève.

1 Lire Le Courrier du 26 juin.

Opinions Agora Sylvain Thévoz

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