Chroniques

Eléments de pédagogie féministe

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Tout comme la pédagogie critique, initiée par le brésilien Paulo Freire, la pédagogie féministe constitue une des approches de la pédagogie radicale.

Des groupes de parole féministes à la salle de classe. Dans les années 1970, les mouvements féministes de la seconde vague, en Amérique du Nord et en Europe, recourent à des groupes de paroles non mixtes. Ces groupes de discussion permettent aux participantes d’oser prendre la parole devant d’autres personnes et d’aborder des sujets délicats ayant trait en particulier aux violences et/ou à la sexualité. L’expression d’une expérience vécue ainsi que l’élaboration et le partage d’analyses féministes constituent une trame commune de ces groupes. Ce sont des espaces de solidarité où les femmes éprouvent la force du collectif et la découverte de la sororité, une solidarité basée sur la condition sociale partagée d’être une femme.

Lorsque Paulo Freire enseigne aux Etats-Unis, il entre en contact avec des militantes féministes, en particulier noires américaines, telles que bell hooks1 value="1">Gloria Jean Watkins, connue sous son nom de plume bell hooks, est une intellectuelle, féministe, et militante étasunienne. Son pseudonyme, forgé à partir des noms de sa mère et de sa grand-mère, emploie des initiales minuscules, signifiant pour elle que le plus important dans ses travaux est la «substance des livres, pas ce que je suis». (source: wikipédia). La pédagogie du philosophe brésilien partage des points communs avec l’expérience féministe. La pédagogie des opprimés prend appui sur des groupes de discussion appelés cercles de culture. Elle prend pour point de départ l’expérience vécue des opprimés à travers les termes générateurs tirés de leur vie quotidienne. Elle vise leur conscientisation et leur encapacitation (empowerment) afin qu’ils puissent transformer leur réalité sociale.

Se constitue alors la possibilité de produire une pédagogie féministe qui partage avec la pédagogie critique une visée de justice sociale, cette fois plus particulièrement orientée vers l’égalité fille/garçon.

De la déconstruction du curriculum caché à la lutte contre la reproduction de l’inégalité sociale. Tout comme la pédagogie critique, la pédagogie féministe effectue une critique du curriculum caché. Cette expression désigne un programme implicite au sein de l’institution scolaire. Car implicitement, l’institution scolaire reproduit des normes de genre. C’est le cas dans les supports scolaires – albums pour la jeunesse, manuels scolaires… – où les femmes sont sous-représentées ou apparaissent de manière stéréotypée.

C’est aussi le cas via les filières et les orientations scolaires qui peuvent être genrées, aboutissant à une absence de mixité scolaire et professionnelle: un des deux sexes constitue moins de 35% de l’effectif. Ce curriculum est présent également à travers les stéréotypes de genre différentiés qui peuvent être attachés aux matières scolaires.

Les enseignant-e-s, sans s’en rendre compte, contribuent à reproduire ce curriculum caché de genre par les stéréotypes qu’ils véhiculent dans leurs discours ou par les interactions différentiées qu’ils effectuent entre les filles et les garçons. La formation des enseignant-e-s devient alors un axe d’action de la pédagogie féministe afin qu’ils ou elles ne soient pas des acteurs et actrices de la reproduction du curriculum caché de genre.

Et au-delà de la salle de classe, la pédagogie féministe axe son intervention sur la déconstruction des stéréotypes de genre et l’analyse des rapports sociaux de sexe inégalitaires au sein de la société: marchandisation du corps de femmes, violences physiques et sexuelles, inégalités salariales, double journées, plafond de verre…

De la lutte contre-hégémonique à l’empowerment. Dans la salle de classe, la pédagogie féministe ne se trouve plus dans une situation de non mixité – sauf expérience spécifique – et doit donc revoir son approche. La régulation de la parole ne peut se contenter d’assurer un cadre «safe» qui favorise l’expression, comme la règle de la non-critique. En effet, dans ce cas, il arrive que les garçons monopolisent la parole, de surcroît pour contester la critique de la domination sociale que vivent les filles. Cette situation peut être vécue douloureusement à la fois par les enseignantes et les élèves filles.

Il s’agit donc d’éviter la reproduction d’une langue macho: les garçons qui coupent la parole aux filles, qui monopolisent la parole… La pratique de la double liste conduit à donner en priorité la parole à ceux et celles qui n’ont pas encore parlé. La confrontation avec des expériences d’oppression sociale vécue par les femmes ou des témoignages d’hommes conduits à changer de point de vue peut constituer une aide à ce que les garçons se décentrent et prennent en compte la perspective vécue par les filles.

La pédagogie féministe axe ainsi son action sur la déconstruction d’une masculinité virile hégémonique: apprendre à écouter, à se soucier de l’autre… ce qui revient à favoriser chez les garçons des comportements liés au care (éthique de la sollicitude). Les comportements virilistes tolérés dès l’école sont en effet considérés comme anticipant les situations de violences physiques et verbales qui se rejoueront à l’âge adulte.

En outre, la pédagogie féministe essaie de développer l’empowerment de filles: gagner en confiance en soi, oser prendre la parole, savoir poser ses limites, affirmer sa personnalité et même se défendre physiquement si nécessaire. Ce qui est en particulier un objectif que se fixe l’auto-défense féministe. I
 

Notes[+]

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter –  Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

Chronique liée

Connexion