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Armes d’ordonnance dans les foyers: une «tradition suisse» qui tue

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Un vendredi du mois de décembre, j’étais dans le train Genève-Lausanne quand un groupe de jeunes militaires portant sur leurs épaules leurs fusils d’assaut monta dans le wagon. Malgré la banalité de cette scène – des soldats rentrent chez eux pour profiter du week-end – je n’étais pas vraiment rassurée de voir ces hommes affublés d’une arme. Je pense aussi à ces femmes assassinées par leur conjoint au moyen de leur arme d’ordonnance, dont Corinne Rey-Bellet tuée en 2006 est une des représentantes les plus célèbres.

Le réseau international des femmes IANSA estime que la présence d’une arme à feu dans les foyers multiplie par 12 les risques de décès par rapport à d’autres types de violences faites aux femmes1 value="1">www.iansa-women.org/about.html. En Suisse, comme ailleurs, la violence par les proches est une des principales causes de décès chez les femmes en dehors de la maladie. L’année dernière en Valais, les deux homicides répertoriés avaient pour victimes des femmes assassinées par un membre de la famille. Les enfants sont aussi concernés. La présence des armes au domicile favorise également le passage à l’acte dans les cas de suicide. Une étude de 2006 montre que 68% des suicides par armes à feu sont perpétrés avec une arme d’ordonnance, ainsi que 36% des meurtres par balles dans la sphère domestique2 value="2">Martin Killias, Carine Dilitz, Magaly Bergerioux, «Drames familiaux – un ‘Sonderfall’ suisse», in Crimiscope n°33, décembre 2006. disponible ici: http://bit.ly/2ju6aun.

Le Small Arms Survey de 2013 classe la Suisse en troisième position des pays comptant le plus d’armes par habitant (répertoriées), derrière les Etats-Unis et le Yémen3 value="3">Lire S. Hochstrasser, «Le boum des armes à feu», Le Courrier du 5 janvier 2017.. Amnesty International considère que plus d’un quart des foyers suisses dispose d’une arme, qui est souvent celle de l’armée. Quand ces armes ne servent pas à tuer, elles constituent de puissants moyens de terroriser les victimes.

Malgré le danger que représente la présence des armes d’ordonnance dans les foyers helvétiques, certains milieux la défendent au nom d’une «tradition suisse» de défense nationale par les citoyens-soldats. En 2011, cet élément fondait le discours des opposants à l’initiative «Pour la protection face à la violence des armes» rejetée à plus de 56% des votant-e-s.

En fait, cette «tradition» n’est pas si ancienne que cela, elle remonte aux années 1950, quand fut définie une nouvelle conception de l’armée. A ce moment, deux visions s’affrontaient. La première tirait de la guerre tout juste terminée le constat que la technologie et les aspects économiques avaient eu plus de poids dans la victoire que les combats directs. La seconde craignait que la Suisse ne se dote d’«une armée de grande puissance en format de poche» et souhaitait miser davantage sur l’aptitude au combat des soldats, fondant son discours sur une rhétorique de participation active des citoyens à la défense nationale.

En 1951, l’armée dota donc ses membres non seulement d’une arme d’ordonnance qu’ils ramenaient chez eux après le service (ce qui n’était pas une nouveauté), mais également de munitions. En pleine guerre de Corée (1950-53), théâtre de la confrontation Est-Ouest, cette mesure devait renforcer le sentiment de sécurité chez le soldat dont on attendait qu’il se batte aussitôt sorti de son foyer, en cas de mobilisation. L’armée distribua ainsi plus de 12 millions de cartouches. Les effets sur la population se firent rapidement sentir. Le nombre d’actes de violence commis par des hommes contre des femmes et des enfants de leur famille augmenta brutalement. Cependant, ils ne devinrent pas pour autant un problème public et les médias ne leur accordèrent qu’une attention marginale. Cette mesure eut un autre effet remarquable; elle renforça une distribution genrée des rôles sociaux. Tandis que les hommes étaient élevés au rang de puissants défenseurs de la patrie, les femmes devaient assumer l’intendance et assurer le ravitaillement, laissant aux premiers toute liberté de se consacrer aux combats. L’armée contribua ainsi à la formation d’une mentalité républicaine virile, allant jusqu’à donner aux hommes des moyens (très efficaces) de cœrcition contre les femmes de leur entourage. Cette distribution des rôles constitua aussi un argument pour ne pas donner de droits politiques aux femmes. Depuis lors, les morts par armes d’ordonnance se comptent par dizaines chaque année, même si les munitions de poche furent reprises aux soldats dès 2007.

* Historienne.

Notes[+]

A lire: Jakob Tanner, Geschichte der Schweiz im 20. Jahrhundert, 2015, chapitre 8 Wirtschaftswachstum und Kalter Krieg (1943 bis 1964).

Opinions Chroniques Alix Heiniger

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