Contrechamp

Clitoscopie contemporaine

Pour le meilleur et pour le pire, une approche anatomique des corps a situé une géographie du plaisir sexuel des femmes dans leur clitoris. Alors que l’exposition de l’ensemble de cet organe flirte avec l’invisibilité culturelle, son évocation le transforme en objet d’enjeux – à multiples facettes.
Collage: Clitoscopia Alessandra Cencin
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Depuis une histoire très ancienne, les prescriptions sexuelles font se répandre quantité d’encre, de salive, de larmes et de sang. Longtemps circonscrites de manière quasi exclusive par la loi, les institutions religieuses et les instances médicales, elles sont à présent au cœur de (re)négociations sociales, rendues aux joutes démocratiques. Caractérisée par des violences en tout genre, leur instrumentalisation porte des visées identitaires, qu’elles soient nationales, collectives ou individuelles.

Des savoirs fluctuants

Depuis des siècles, la construction et la diffusion de savoirs sur le clitoris1 value="1">L’usage au singulier du terme clitoris, loin de nier la diversité des clitoris et la multitude de considérations à son égard, se réfère à un objet d’étude. Dans cet éventail, les pratiques d’excision ne sont pas ici documentées, ni les interventions chirurgicales esthétiques le concernant… De même, les connaissances évoquées ne sont pas celles intimement vécues, diverses, profanes, mais celles légitimées comme savantes. représentent une arène où se jouent ces controverses. Sa (mé)connaissance, sujette à d’innombrables et labiles tribulations historiques, est inscrite dans la variation culturelle des rapports sociaux entre les femmes et les hommes.

Une dynamique qui révèle les volontés d’emprise sur les corps féminins, les limitations d’accès au savoir pour les femmes, les restrictions de leurs choix, mais également leurs luttes d’émancipation; des questions qui touchent à l’intimité mais dont les résolutions sont politisées.

Réappropriation militante

New View of a Woman Body (NVWB), publié en 1981, est un guide d’informations corporelles destiné aux femmes. Ses rédactrices, membres du «Mouvement de santé pour les femmes» américain, se sont basées sur la compilation de savoirs historiques, réévaluée par dix années de pratique collective d’auto-examen de leur anatomie et ressentis. Leur objectif, clairement énoncé, est de combattre l’ignorance des femmes quant à leur propre corporalité.

Le manque de connaissances est considéré de manière politique, ne découlant d’aucune fatalité mais d’une organisation de type patriarcal. Une trame sociale où se réapproprier des savoirs et œuvrer à en produire de nouveaux devient un enjeu d’émancipation, notamment féminine.

NVWB consacre son plus long chapitre au clitoris. Il propose des planches originales de son anatomie externe et interne, sur son rôle dans l’orgasme, et figure son homologie avec le pénis – se distanciant de la représentation historique encore dominante d’une correspondance pénis-vagin.

Une expertise située

La rhétorique visuelle utilisée pour mettre en scène ces données puise dans un alphabet féministe, donnant à voir des dessins de corps féminins sujets et agissants. En effet, ces images ne figurent pas des modèles dépecés par le regard, objectivés, mais évoquent des corps intègres dont les mains examinent et donnent à voir leur propre anatomie.

Une production visuelle qui illustre la façon innovante dont ces connaissances ont été élaborées et qui crée également une mise en abîme pour les lectrices; un guide non seulement d’information, mais de puissante invitation à l’auto-exploration experte.

Suite au manque de diffusion de définition anatomique de l’ensemble clitoridien, pourtant présente et relativement précise au XIXe siècle, c’est par un dispositif militant et politique qu’un plaisir féminin considéré comme émancipateur se voit reconfiguré au XXe – une production de savoirs clitoridiens restée sans médiatisation.

Médiatisation en trompe-l'oeil

Il faudra attendre 1998 pour que les connaissances de l’anatomie complète du clitoris deviennent un objet médiatisé. Non pas que l’ensemble des médias se soit emparé de cette question cette année-là, mais la quasi-totalité des articles sur cet organe fait référence à une recherche menée par la première urologue australienne, Helen O’Connell. L’amorce de cette médiatisation résonne généralement d’une même note: «grâce aux imageries médicales, l’anatomie complète du clitoris a enfin pu être découverte».

Ce discours ne provient pas d'O’Connell et ses équipes qui, au contraire, rendent hommage aux connaissances anatomiques du XIXe siècle et relèvent l’exactitude des planches de NVWB. Mais surtout, les éléments principaux de cette étude sont en fait identifiés par la très ancienne méthode de dissection. Quant aux séquences IRM étudiées en 2005, elles ne sont pas inédites mais datent de 1994, et servent principalement à confirmer les premiers résultats sur des corps vivants.

Le «miracle» des imageries

Cette narration médiatique nous révèle ainsi notre soif pour des images qui seraient le monde quand elles le représentent. Un malentendu d’autant plus actif lorsque, techniques, elles sont impénétrables aux profanes qui les considèrent alors comme des preuves, chimères d’objectivité transparente.

De même, le récit de cette soi-disant «découverte» au tournant du XXe siècle nourrit la représentation erronée d’une science qui progresserait de manière linéaire, portée par les avancées technologiques, quand elle est façonnée par les valeurs sociales et morales qui lui sont contemporaines.

Reste la puissance des images expertes qui légitime cette actualisation de définition anatomique et entraîne sa médiatisation. Un impact visuel qui semble avoir également suscité les réappropriations artistiques et militantes apparues dans son sillage.

«Over and Over»

C’est le titre de la dernière production de l’artiste américaine Sophia Wallace dans son processus de «Cliteracy – alphabétisation clitoridienne». Cet intitulé incarne pour l’artiste la nécessité de mener «encore et encore» un travail de visibilisation du complexe clitoridien, de devoir l’évoquer «en boucle». Un appel qui trouve écho dans les récupérations actuelles de la diffusion de son anatomie: on assiste, répercuté sur le Net, au foisonnement de production de schémas, caricatures, œuvres plastiques, clips musicaux. Toutes sortes de créations artistiques mais aussi commerciales, avec la vente de bijoux et autres décorations pour sapins de Noël en forme de clito, ainsi que des sex toys qui le visent particulièrement.

Au niveau militant, le recours à sa (mé)connaissance fonctionne comme un encouragement et une légitimation contemporaines2 value="2">La règle d’accord grammatical de proximité est utilisée dans ce texte. à se revendiquer féministe. En effet, en écho à NVWB, l’éviction culturelle du clitoris est brandie en révolte contre une diffusion de savoirs qui reste encore largement inégale entre le féminin et le masculin.

Une diffusion sélective

Par exemple, malgré l’état des connaissances actuelles, le livre de biologie distribué aux élèves du secondaire de Suisse romande continue à ne présenter qu’une vue de coupe de profil des appareils sexuels humains. Si ce plan permet de représenter l’ensemble de l’architecture génitale masculine, il empêche une bonne visualisation des arches du clitoris, l’enfermant dans une figuration et un discours mensongers de «petite chose – asticot».

Ce choix de représentation qui privilégie la monstration des organes reproducteurs et l’emboitement pénis-vagin continue de porter en creux une conception de la sexualité féminine principalement tournée vers la procréation, hétérosexuelle. Dans une époque où la circulation d’images à caractère pornographique est à portée de clic, la représentation d’une sexualité autonome et non reproductive à portée de doigts semble encore être taboue.

Politisation clitoridienne

Fidèles à la pluralité des positions féministes, les réappropriations militantes ne visent pas la même finalité. Certaines revendiquent une spécificité féminine, voire une supériorité – organe dédié exclusivement3 value="3">Dans l’état actuel des connaissances au plaisir, capacité de jouissance à répétition rapprochée, et nombre supérieur de terminaisons nerveuses, un argument non étayé scientifiquement.

Cette rhétorique ne s’affranchit toutefois pas du modèle historique comparatif dans lequel les corps humains ont été étudiés, posant le masculin comme la référence universelle et le féminin comme l’autre, «plus petit, fragile, complexe, etc.».

Chercher à inverser cette domination conceptuelle ne revient pas à effacer le processus même de bicatégorisation qui hiérarchise les corps.

Reconfiguration

Cependant, diffuser des connaissances clitoridiennes exactes peut être l’enjeu d’une autre posture politique, visant à s’affranchir de ce modèle de comparaison binaire.

La chercheuse française Odile Fillod, qui ne se revendique d’ailleurs pas féministe, précise dans notre correspondance que: «nous avons toutes et tous un organe «sexuel» au sens d’organe «du plaisir sexuel», et il fonctionne de la même manière chez tout le monde. (…) Le fait est qu’un être humain, quel que soit son sexe et y compris s’il est intersexué, dispose d’un ensemble de tissus génitaux érectiles (en partie caverneux, en partie spongieux) qui est le lieu d’un phénomène d’engorgement/érection en cas d’excitation sexuelle, et qui est la source des sensations spécifiques susceptibles de mener à l’orgasme».

L’évocation de cette capacité d’engorgement permet de s’affranchir de la question de la forme et de la taille des sexes, des critères anatomiques historiquement instrumentalisés pour construire et naturaliser des différences entre les femmes et les hommes, tout comme à assigner dans une norme des corps intersexués.

Ce cheminement potentiel de plaisir sexuel commun à chacun-e offre une configuration de l’orgasme hors de toute représentation genrée. Une mobilisation des connaissances clitoridiennes déjà présente dans les années 1970 qui reste révolutionnaire et peu médiatisée – ceci expliquant cela?

Notes[+]

Alessandra Cencin est chercheuse associée à l'IUHMSP.

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