Contrechamp

Vous avez dit philanthrocapitalisme?

Soif de profits ou sincère volonté d’aider? Le flou qui entoure les motivations des actions «philanthropiques» prodiguées par les géants des nouvelles technologies – Mark Zuckerberg, Bill Gates, feu Steve Jobs… – est délibéré, assure Evgeny Morozov, qui pointe du doigt les «nouveaux barons voleurs» de l’ère numérique.
Evgeny Morozov: «Prenons garde à ne pas céder au syndrome de Stockholm en sympathisant avec les ravisseurs de notre démocratie». Au siège de Facebook à Menlo Park FLICKR/CC/DALIUS JURONIS
Marketing sociétal

Les milliardaires d’antan avaient le mérite d’afficher sans détour leurs intentions: ils ne se cachaient pas de préférer le pillage des ressources mondiales à leur sauvegarde. Si les «barons voleurs» de l’ère industrielle comme Henry Ford, Andrew Carnegie ou John Rockefeller ont effectivement consacré une partie de leur fortune à des œuvres caritatives, ils marquaient clairement la distinction: le pétrole et l’acier rapportaient de l’argent; l’éducation et les arts aidaient à le dépenser.1 value="1">Lire aussi Howard Zinn, «Au temps des ‘barons voleurs’», Le Monde diplomatique, septembre 2002, http://bit.ly/2fdl3eF

Bien entendu, les fondations éponymes n’étaient ni neutres, ni apolitiques. Elles menaient des projets qui contredisaient rarement la politique étrangère américaine et coïncidaient avec ses orientations et présupposés idéologiques. On pouvait aisément discerner l’impératif civilisationnel qui sous-tendait leur promotion de démocratie ou leur théorie du progrès. D’ailleurs, certaines de ces fondations ont fini par regretter leurs campagnes douteuses, comme Rockefeller et son imprudent soutien au contrôle de la natalité en Inde.2 value="2">Mike Gallager, «Population control: Is it a tool of the rich?», BBC News magazine, 28 octobre 2011, http://bbc.in/2f9cJOE

Facebook en guérisseur

Mais à une époque où cinq géants des nouvelles technologies figurent au palmarès mondial des dix plus grandes entreprises, on ne sait plus très bien où s’arrêtent les affaires et où commence la charité. En travaillant pour différents secteurs, de l’éducation à la santé en passant par les transports, ces plates-formes numériques bénéficient d’une opportunité que ne connaissaient pas les magnats industriels du siècle dernier: elles peuvent continuer à vendre leur produit phare – en substance, de l’espoir enrobé d’une multitude de couches de données, d’écrans et de capteurs –, sans avoir besoin d’investir dans des activités non productives.

En décembre 2015, le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg et sa femme Priscilla Chan ont créé la Chan Zuckerberg Initiative, une société à responsabilité limitée (un statut peu commun pour une organisation caritative) dans le but manifeste de partager leur richesse avec le reste du monde. Ils ont récemment fait parler d’eux avec leur ambitieux projet d’investir trois milliards de dollars afin de guérir toutes les maladies.3 value="3">Olivia Solon, «Priscilla Chan and Mark Zuckerberg aim to ‘cure, prevent and manage’ all disease», The Guardian, 22 Septembre 2016, http://bit.ly/2cRyra7

Mark Zuckerberg peut d’autant plus se le permettre que les allègements fiscaux dont bénéficie Facebook font tinter la caisse enregistreuse: au Royaume-Uni, sa déclaration d’impôts affiche un chiffre d’affaires de 210,7 millions de livres sterling [plus de 250 millions de francs], sur lesquels l’entreprise n’a payé que 4,17 millions d’impôts4 value="4">Jonathan Nackstrand/AFP, «Facebook pays £4m in UK tax – but fails to silence critics», The Week, 10 octobre 2016, http://bit.ly/2eQhMF3 [4,95 millions CHF], ce qui représente un taux réel de 2% (soit tout de même 1000 fois plus qu’en 2014). La branche britannique de Facebook a cependant obtenu un crédit d’impôts de 11 millions de livres, qui pourra servir à soulager une éventuelle pression fiscale à venir. Voilà une maladie que la Chan Zuckerberg Initiative ne pourra pas guérir.5 value="5">Lire aussi Benoît Bréville, «La charité contre l’Etat», Le Monde diplomatique, décembre 2014, http://bit.ly/2f5VzTQ

Le terme de «philanthrocapitalisme», employé tant par ses partisans que par ses détracteurs, semble trompeur, car de tels projets n’ont pas grand chose à voir avec la philanthropie. Sans être admirateur de M. Ford ou de M. Rockefeller, force est de reconnaître que leurs entreprises philanthropiques n’étaient pas motivées par l’appât du gain, quelles que fussent leurs véritables intentions politiques. Mais peut-on en dire autant des «barons voleurs» de l’ère numérique?

Facebook en éducateur

S’il est trop tôt pour juger de l’engagement de M. Zuckerberg pour la santé, on peut néanmoins se pencher sur ses initiatives dans le domaine de l’éducation. Après une donation personnelle de Zuckerberg de 100 millions de dollars [plus de 97 millions de francs] à des écoles du New Jersey, un investissement qui tarde d’ailleurs à porter ses fruits, la Chan Zuckerberg Initiative a financé des entreprises censées faciliter l’accès à l’éducation dans les pays en voie de développement.

L’entreprise caritative a ainsi versé de l’argent à Andela, une start-up basée à Lagos (Nigéria) qui forme des programmeurs, sur le modèle d’autres initiatives du même genre, comme celle de Google (à travers GV, son fonds de placement) et Omidyar Network, une société d’investissement qui appartient aussi à un milliardaire des nouvelles technologies. Quelques semaines plus tard, l’un des co-fondateurs d’Andela s’est retiré pour lancer une start-up spécialisée dans le paiement – sauver le monde ouvre décidément bien des possibilités.

Soif de profits ou sincère volonté d’aider? Si vous ne parvenez pas à y voir clair dans ces motivations, ne cherchez pas l’erreur, le flou est délibéré. Tandis que les œuvres caritatives de Ford et Carnegie visaient à racheter les péchés commis au nom d’un capitalisme avide, les gens comme Zuckerberg et Omidyar veulent nous convaincre qu’une fois pleinement déployé dans la société, ce même capitalisme avide fera des merveilles.

La Chan ZuckerbergInitiative a aussi investi dans l’entreprise indienne BYJU, qui a mis au point une application destinée à enseigner les sciences et les mathématiques aux étudiants. Certes, il s’agit là d’une noble cause, mais ce qui a véritablement attiré M. Zuckerberg, de son propre aveu, c’est le recours de l’entreprise à l’apprentissage personnalisé, qui nécessite bien entendu la collecte et l’analyse de grandes quantités de données sur des utilisateurs. Cela vous rappelle quelque chose?

On retrouve cette célébration de la personnalisation dans un autre projet éducatif soutenu par Mark Zuckerberg: un logiciel d’apprentissage conçu par l’entreprise Summit Basecamp. Suite à la visite de Mark Zuckerberg dans l’une de ses écoles en 2013, elle bénéficie aujourd’hui de l’aide de vingt employés de Facebook qui œuvrent à son expansion. Avec succès, puisque, selon le Washington Post, ce logiciel est maintenant utilisé par 20 000 étudiants dans plus de 100 écoles.6 value="6">Emma Brown and Todd C. Frankel, «Facebook-backed school software shows promise – and raises privacy concerns», The Washington Post, 11 octobre 2016, http://wapo.st/2dJXVJs

Les parents de ces étudiants peuvent toujours espérer que l’entreprise ne divulguera aucune donnée personnelle, comme elle s’y est engagée, mais peut-on croire à de telles promesses quand on sait que les fondateurs de WhatsApp, n’ont pas tenu parole? En effet, après avoir assuré qu’ils garantiraient leur confidentialité lors du rachat de l’application par Facebook en 2014, ils ont annoncé l’été dernier7 value="7">Dan Tynan, «WhatsApp privacy backlash: Facebook angers users by harvesting their data», The Guar-dian, 25 août 2016, http://bit.ly/2bjLnqW que les données personnelles des utilisateurs seraient partagées avec la nouvelle maison mère.8 value="8">Lire aussi Pierre Rimbert, «Données personnelles, une affaire politique», Le Monde diplomatique, sep-tembre 2016, http://bit.ly/2cLwjmI

Les poètes disparus

Tout comme la crème de la Silicon Valley – Bill Gates et Laurene Powell Jobs, la veuve de Steve Jobs – Mark Zuckerberg a investi dans AltSchool9 value="9">www.altschool.com/, une start-up lancée par un ancien cadre de Google, grâce à laquelle l’apprentissage personnalisé atteint de nouveaux sommets. Dans la bonne tradition taylorienne, ses salles de classe sont dotées de caméras et de micros afin d’analyser et d’éradiquer tout ce qui pourrait gêner le processus d’apprentissage. AltSchool cherche à s’étendre en vendant des licences de son logiciel à d’autres écoles.

La pseudo-philanthropie d’aujourd’hui n’est souvent qu’un moyen détourné de générer des profits en formant des êtres rationnels, calculateurs et animés de l’esprit d’entreprise, qui raffoleront à leur tour d’autres formes de technologies personnalisées. Un tel apprentissage convient parfaitement aux besoins des multinationales de conseil et des géants de la technologie. Dans un article récent10 value="10">Rebecca Mead, «Learn Different – Silicon Valley disrupts education», The New Yorker, 7 mars 2016, http://bit.ly/1T3XPsB du The New Yorker sur AltSchool, on apprend que ses étudiants lisent L’Iliade armés d’une feuille de tableur où ils inscrivent le nombre de fois où un mot relevant du champ lexical de la «colère» apparaît dans le texte. De telles écoles produiront sans doute d’excellents experts-comptables; les poètes, quant à eux, n’y trouveront probablement pas leur compte.

En outre, certains membres de l’élite des hautes technologies sont de fervents défenseurs des charter schools11 value="11">Des écoles gratuites qui fonctionnent grâce aux subventions publiques et aux donations privées. Elles sont libres de choisir leur équipe et leurs méthodes pédagogiques, mais l’octroi de financements dépend des résultats obtenus lors de tests de niveau réguliers., un effort de longue date pour renforcer l’aspect compétitif du secteur de l’éducation en encourageant les initiatives privées financées par le secteur public. Qu’on ne s’étonne pas si, à l’avenir, Bill Gates et consorts brandissent l’arme des données personnelles pour prouver la nécessité d’une refonte du système éducatif traditionnel…

Prenons garde à ne pas céder au syndrome de Stockholm en sympathisant avec les ravisseurs de notre démocratie. D’une part, vu les impôts dérisoires que rapportent les entreprises de hautes technologie, il est logique que le secteur public ne parvienne pas à évoluer assez vite. D’autre part, en donnant systématiquement au secteur privé une longueur d’avance au moyen d’innovations qu’elles conçoivent et maîtrisent, les élites de la technologie peuvent être pratiquement sûres que la population préférera toujours les technologies privées mais fluides à leurs équivalents publics un peu désuets.

On devrait s’inquiéter, et non se réjouir, de ne plus pouvoir distinguer la philanthropie de la spéculation. Face à une Silicon Valley si désireuse de sauver le monde, on ferait bien de se demander qui nous sauvera enfin de la Silicon Valley.

Notes[+]

Article paru dans «Silicon Circus – Les blogs du Diplo», http://blog.mondediplo.net, traduit de l’anglais par Métissa André.

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