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Les pieds dans la glu, la tête dans les étoiles

Transitions

Le ciel, c’est en haut, tout le monde sait ça. Pour voyager dans l’espace, il faut d’abord monter, s’élever vers les étoiles accrochées au plafond de notre terre, s’arracher au plancher de nos vies, percer, d’une puissance ascensionnelle phénoménale, un infini de soleils et d’embrasements… C’est notre cosmogonie mythologique: nous en bas, les pieds dans la glu, et les astres, ou Dieu c’est selon, en haut, tout en haut. La puissance et l’éternité ne sauraient être localisées quelque part à l’étage inférieur! Et pourtant, si ça se trouve, je suis en ce moment pendue par les pieds, la tête en bas, retenue de façon précaire par une force magnétique aléatoire qui pourrait, par un hasard cataclysmique horrifiant, me faire basculer vers le néant, vers le fond noir de la galaxie. Absurde! Le problème est juste que nous sommes incapables d’imaginer l’infini, de supporter l’absence de contenant, de nous orienter hors des points cardinaux, de rester sereins au milieu des ondes gravitationnelles à travers lesquelles l’espace-temps se distord et s’enroule. Pourtant, les vaisseaux spatiaux suivent bel et bien une trajectoire calculée au mètre près. Ils se dirigent vers un quelque part qui pourrait être une extension de nous-mêmes, et nous les imaginons voguant dans la luminosité des jours d’été. Or quel temps fait-il dans la galaxie? L’univers ne connaît sans doute pas la couleur de nos couchers de soleil ni l’azur de notre atmosphère: il se peut que le cosmos soit plongé dans une noirceur profonde…

Cet insatiable désir de liberté, ce besoin de grandeur, cette attirance vers ce qui nous élève, cette aspiration à découvrir d’autres vies, cet effort pour nous désengluer, nous sommes nombreux à les partager. Surtout parmi ceux qui sont enfermés, comme à Gaza, dans un territoire confiné entre barbelés et miradors, où plus d’un million de personnes vivent comme dans un camp de concentration ou comme dans un zoo délabré. Certains y ont choisi de s’évader par le ciel. Sous la direction de Suleiman Baraka, un astrophysicien palestinien de renommée internationale, des jeunes s’initient à l’astronomie. Dévasté par la mort de son fils lors d’un bombardement de l’armée israélienne sur le quartier où vivait sa famille, il quitta la NASA et les Etats-Unis pour regagner définitivement son pays. Dorénavant, il s’emploie à ouvrir les barrières de l’espace à ses jeunes compatriotes, parce qu’au-delà des murs, explique-t-il, il y a le monde libre et les étoiles, et que les observer est source d’inspiration.

Grâce à un reportage diffusé en octobre sur Arte, on a pu faire la connaissance d’une joyeuse équipe de passionnés qui, au milieu des décombres, se lance dans la recherche des taches solaires ou des planètes à l’aide de trois télescopes de qualité professionnelle miraculeusement soustraits à l’agence spatiale américaine. Ces jeunes, regroupés en une association, «Les ambassadeurs de Mars à Gaza», s’en vont visiter les écoles de la ville pour partager leurs nouvelles connaissances. «Il y a sûrement de la vie ailleurs», veulent-ils croire, «nous devons la découvrir: les frontières ne pourront plus nous enfermer». Dans le même reportage, on rencontre aussi un jeune garçon de treize ans qui s’est fabriqué son propre télescope avec deux lentilles de récupération, un manche à balai et du carton. Il peut voir la lune grossie trente fois, il est content. Ailleurs dans la ville, une jeune femme passe les soirées avec son père sur le toit de leur maison, munie de cartes du ciel: ils tentent de localiser «l’étoile violette». «Le ciel est un tableau: nous mangeons dans un hôtel à un milliard d’étoiles», se réjouissent-ils. Soudain on entend des tirs. Sur la terrasse, sous la voûte céleste, personne ne bouge: «il y a des combats tous les jours, c’est la routine», lâche la jeune femme.

«Moi, j’ai vécu trois guerres: la plus terrible était la dernière. Quand je regardais par la fenêtre, je ne pouvais plus voir les étoiles», raconte une adolescente, avant de fondre en larmes dans les bras de sa mère. Dans les camps de réfugiés de Gaza, quand on demande aux enfants ce qu’il y a dans le ciel, la réponse fuse: des avions, des fusées, des bombes. Le ciel est source d’horreur. Mais quand ils peuvent scruter l’espace à travers un télescope, ils jubilent! Gaza présente ainsi en permanence un mélange de pesanteur et de légèreté, naviguant entre fureur, espérance et dérision. «J’ai choisi de vivre pour la Palestine, c’est plus difficile que de mourir pour elle» dit Suleiman Baraka. En sensibilisant les Palestiniens aux mystères de la Voie lactée, il est convaincu d’œuvrer pour la paix: «la paix n’a pas besoin d’armes, elle a besoin de compréhension», affirme-t-il. Paradoxalement, cette improbable entreprise me réconforte. Le ciel n’est pas vide et le désir de liberté ou de transcendance s’obstine à nous tirer vers en-haut.

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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