Chroniques

L’éducation par les preuves

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

D’abord développées dans les années 1990 dans le secteur de la santé, les politiques publiques reposant sur des données probantes (Evidence Based Policy) se sont largement répandues aux Etats-Unis sous la présidence Obama. Promues par des organismes internationaux, elles pourraient devenir une nouvelle norme, y compris dans le domaine de l’éducation.

Eduquer par les preuves scientifiques. L’Evidence Based Medecine (EBM) repose sur une méthodologie spécifique appuyée sur des revues de la littérature systématique et des méthodes expérimentales randomisées (avec groupe témoin). Elle se traduit ensuite par des méthodologies spécifiques pour transférer ces recherches dans la pratique.

De manière générale, l’Evidence Based Policy consiste à appliquer cette approche à l’ensemble des politiques publiques. Par exemple, il s’agit d’expérimenter une politique publique en déterminant son efficacité avant de l’étendre, en comparant entre deux groupes équivalents dont l’un a bénéficié du programme et l’autre non.

L’idée de mettre en avant l’efficacité en éducation n’est pas nouvelle outre-Atlantique avec les études sur l’enseignement efficace. Elles reposent sur l’effet-maître qui consiste à ­déterminer la part qui revient à l’enseignant dans la réussite des élèves. Les études processus-produit tentent ensuite de déterminer quelles sont les pratiques qui caractérisent les enseignants efficaces.

Il est donc possible de constater que se dégagent deux modèles possibles de l’efficacité en éducation. Le premier est expérimental (création d’une situation artificielle avec groupe témoin) et le second écologique (étude comparée des pratiques existantes).

L’Evidence Based Pedagogy promeut des méthodes expérimentales quantitatives contre les recherches qualitatives s’appuyant sur des études de cas ethnographiques ou des entretiens compréhensifs. Cette approche est en particulier défendue par les psychologues expérimentaux et les économistes de l’éducation.

Une approche problématique. Néanmoins, si l’Evidence Based Policy est présentée comme un modèle nouveau par ses promoteurs, les questions qu’elle soulève en réalité sont des problèmes classiques des rapports entre science et politique.

La première question avait déjà opposé Platon et Aristote sur le caractère général de la science et le caractère situé de l’action pratique. Que ce soit le modèle expérimental ou le modèle écologique, ils supposent qu’il est possible de dégager une méthode qui soit efficace avec n’importe quel professeur et dans tous les contextes. Si on compare avec le modèle de formation des enseignants en Finlande, qui est souvent cité en exemple, les enseignants acquièrent des connaissances pédagogiques variées, appuyées sur la recherche, de manière à leur permettre de s’adapter aux différents contextes. L’effet de la variété des contextes sur les pratiques est en particulier étudié au moyen de l’ethnographie.

La deuxième question a été par exemple mise en avant par Jugen Habermas, dans les années 1970, dans son ouvrage La science et la technique comme idéologie. Il y critique la tendance à vouloir gouverner de manière technocratique. Après la Seconde guerre mondiale, c’est la planification des économies par les statistiques qui est à la mode. Il est possible d’ailleurs qu’à terme l’Evidence Based Policy soit concurrencée par les big data. Habermas voit dans la technocratie une tendance à gouverner par les sciences et à court-circuiter ainsi le ­débat démocratique.

Cela nous amène au troisième point. Ce qui est ici court-circuité en termes de débat public, ce sont les valeurs de l’éducation et ce que recouvre l’efficacité en matière d’éducation. Le débat démocratique sur ces questions est également évacué dans l’évaluation de l’efficacité des systèmes scolaires par les études comparatives internationales de type PISA. On peut supposer qu’on puisse trouver un relatif consensus au sein de la population pour un enseignement efficace de la lecture ou des mathématiques. En revanche, il est possible de percevoir que, par exemple, le qualificatif «efficace» appliqué à l’éducation à la citoyenneté sonnerait bizarrement. L’efficacité n’est peut être pas le seul critère et le plus important de l’éducation.

Quatrième point, l’Evidence Based Policy évacue la place de la subjectivité, à la fois celle des salariés et des usagers. Cela conduit à certaines difficultés. Les malades n’attendent pas seulement d’avoir un personnel de santé efficace, mais également «humain». Les salariés ont besoin de se reconnaître dans leur travail en ayant une autonomie dans leur manière de faire. La conséquence de ces méthodes, c’est donc également l’augmentation de la souffrance au travail, par exemple chez les salariés de la santé, par une plus grande standardisation de leur activité. Ce sont en définitif les psychologues du travail cliniciens, qui s’intéressent à comprendre le sujet au travail, qui ont été conduit à donner l’alerte face à l’aggravation de la souffrance au travail générée par les excès de sa rationalisation technocratique.
 

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter –  Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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