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Le droit d’en rire

Le rire, vecteur de démocratie? Domhnall O’Sullivan se penche sur la question, en marge du spectacle de Thomas Wiesel, invité à l’Alhambra en septembre dernier dans le cadre de la semaine genevoise de la démocratie.
Société

On parle souvent de ruptures dans la démocratie contemporaine. Entre les élites et les classes populaires, par exemple. Ou entre ceux qui sont ouverts au phénomène de la globalisation et les laissés-pour-compte qui veulent refermer les frontières. Il y aurait même une division qui se dessine entre ceux qui croient en des faits scientifiques et ceux (les Trumpistes, peut-être?) qui habitent un monde «post-vérité».

Mais la brèche qui s’ouvre entre les générations, marquée par un abstentionnisme répandu chez les jeunes en Suisse – mais ce fut aussi un des moteurs de la victoire du Brexit – est sûrement une des menaces les plus graves qui pèsent sur la démocratie. Comment construire l’avenir d’un pays, d’une région, sans le soutien de ceux qui vont le vivre? Comment combler cette brèche et éveiller l’engagement de la jeunesse dans une politique qui leur apparaît de plus en plus dépassée?

Récemment, au théâtre de l’Alhambra, à Genève, on a assisté à une tentative prometteuse sous la forme de l’humour. Le comique lausannois de vingt-sept ans Thomas Wiesel, de plus en plus remarqué pour ses chroniques RTS et ses spectacles, s’est livré à un one-man-show gratuit dans le cadre de la Semaine de la démocratie – une série de discours, ateliers et évènements genevois conçue afin de susciter l’intérêt pour l’idéal démocratique.

Pari réussi? C’est mal barré, pour le moins, quand deux représentantes des pouvoirs publics, voulant profiter de l’enthousiasme des jeunes électeurs dans le théâtre, ont tenté de «chauffer la place» avant l’arrivée sur scène de la tête d’affiche. Si l’adresse de «chers jeunes» n’a guère été appréciée, l’analogie entre la démocratie et la voiture volante projetée par Google s’est vue rejeter unanimement, gémissements à l’appui. La brèche s’élargit…

Mais si ces représentantes ne peuvent que mesurer, impuissantes, le gouffre qui les sépare de leurs «jeunes», Thomas Wiesel le franchit aisément. «Mon objectif ce soir est d’être plus drôle que les deux qui m’ont présenté», commence-t-il. «Alors, je vais faire cinq minutes.» En fait, il enchaînera une heure et demie de blagues ironiques et acerbes – choquantes, peut-être, pour les «vieux»? – sur tous les sujets: Hitler, les Français, et surtout le sexe. L’audience, majoritairement estudiantine mais pas uniquement, le reçoit chaleureusement, et il est facile de voir pourquoi ce mélange de Pierre Desproges et de Louis CK grimpe progressivement en popularité.

Est-ce qu’il réussit à remplir son mandat, c’est-à-dire séduire les jeunes abstentionnistes et rendre plus cool la politique démocratique? Concrètement, il n’aborde pas beaucoup ce sujet directement – «j’ai découvert le thème en lisant l’annonce hier soir!» – se limitant plutôt aux blagues obligatoires sur l’actualité – Trump, le terrorisme, et bien sûr les différences insurmontables entre nous et les Suisses Allemands. Hormis une incitation ironique à «aller voter, sinon vous mangerez au resto ce que l’autre commande», ses phrases politiques reviennent plutôt à rire sur le caractère insipide et ennuyeux des politiciens helvétiques.

Mais, finalement, là n’est pas la question. La politique bien huilée ne sera jamais rigolote en tant que telle – quand elle l’est, par exemple sous la forme d’un Boris Johnson ou d’un Donald Trump, ça veut dire qu’il y a un problème. Mais comme souligne dans son discours d’ouverture la chancelière d’État, le seul fait de rire et de se moquer de la politique est une valeur fondamentale de la démocratie dont on ne devrait jamais se passer. Non seulement le droit de critiquer est précieux, mais la critique comique peut même exposer des absurdités et contradictions dans le système politique que les habitués n’y voient pas. C’est ainsi, ajoute-t-elle, que la démocratie continue de faire des progrès. Et maintenant, plus que jamais, il paraît que les systèmes de gouvernances sont très mal adaptés aux réalités changeantes de la société contemporaine: c’est en trouvant les bizarreries qui ne servent plus à rien qu’on pourra proposer de nouveaux modèles.

Les clowns ont toujours joué un rôle important dans la vie sociale et politique. Dans les pièces de Shakespeare, le bouffon était même souvent le personnage le plus perspicace et intelligent de la distribution. Il faut les écouter, les comiques. Sinon, on finit par se faire gouverner par eux. I
 

* Journaliste irlandais basé à Genève et responsable du programme Gouvernance mondiale Genève au Foraus (think tank suisse de politique étrangère).

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