Chroniques

Osons une pédagogie réellement critique

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Méconnue dans l’aire francophone, la pédagogie critique constitue pourtant un vaste mouvement international aussi bien dans les pays latino-américains que dans le monde anglo-saxon…

Paulo Freire: au-delà de la pédagogie des opprimés. La réception de l’œuvre de Paulo Freire semble s’être arrêtée dans l’aire francophone à sa méthode d’alphabétisation et à la conscientisation, c’est-à-dire à son livre La pédagogie des opprimés. Pourtant, le pédagogue brésilien a développé durant les années 1980-1990 une réflexion, qui a connu une réception dans de nombreux pays, sur la pédagogie appliquée dans les systèmes d’enseignements publics. Elle est en partie résumé dans son dernier ouvrage: Pédagogie de l’autonomie (Eres, 2013). Quelle est la particularité des idées de Paulo Freire concernant ces questions?
L’idée principale de Paulo Freire, c’est que l’éducation n’est jamais neutre. Le pédagogue critique a donc une visée politique à quelque niveau du système scolaire que l’on se situe. Mais il ne faut pas commettre d’erreur sur ce que veut dire politique: il ne s’agit pas de se réclamer d’un parti politique. L’idée est plutôt que l’éducation vise à favoriser l’émancipation des apprenants. Mais l’être humain étant un être social, l’émancipation individuelle est liée à une émancipation collective. L’éducation ne peut donc pas être détachée d’une visée de transformation sociale (praxis) orientée vers la justice sociale. C’est pourquoi la pédagogie critique vise la remise en question des oppressions de classe, de sexe et de racisation.

Durant les années 1980, Paulo Freire a essayé de répondre à des objections qui avaient pu lui être faites, en particulier sur le caractère avant-gardiste, au sens léniniste, de la pédagogie des opprimés. Il est en particulier marqué par sa rencontre avec le mouvement féministe noir américain. La pédagogie critique doit assurer le passage d’une conscience première à une conscience critique. La conscience première n’est pas nécessairement aliénée. La conscience première peut être une conscience révoltée par l’injustice. Il y a dans la conscience première un vécu de l’oppression qui constitue un savoir expérientiel. L’éducation ne vise pas à rompre avec cette expérience première, mais à lui donner les armes d’un savoir critique. La conscience critique analyse les situations d’injustice, non pas sous l’angle d’intentions individuelles, mais la rapporte à des structures sociales. On pourrait dire que les thèses complotistes réduisant la réalité sociale à la manipulation par quelques acteurs cachés relèvent d’une conscience première. Mais elles se fourvoient en ce qu’elles n’appuient pas sur une connaissance sociologique. Elles imaginent des individus là où il faut s’appuyer sur les sciences sociales pour dégager des rapports sociaux macro-structurels. Le capitalisme, ce n’est pas quelques individus, ce sont des rapports sociaux de classe.

Mais la conscience critique ne peut pas provenir d’un enseignement dogmatique. Paulo Freire est assez pragmatique en matière de pratiques pédagogiques. Il ne refuse pas que l’enseignant mette en œuvre des méthodes démonstratives ou expositives, si cela est plus efficace. Mais, il ne peut se limiter à cela. Il doit faire en sorte que les apprenants acquièrent un rapport critique à ce qu’ils ont appris. Pour cela, la pratique pédagogique centrale de la pédagogie critique est le dialogisme. L’enseignant doit avoir un rapport problématisé aux savoirs qu’il enseigne et il doit favoriser le questionnement chez les apprenants. Il ne s’agit pas d’un pseudo-cours dialogué où les élèves cherchent à deviner la bonne réponse qu’attend l’enseignant. Mais d’une communauté que forme l’enseignant et les élèves de réflexion critique sur les contenus du programme scolaire, les textes qu’ils lisent, l’actualité qu’ils analysent…

Les réceptions de l’œuvre de Paulo Freire. Il n’est pas possible de détailler l’ensemble des courants sur lesquels Paulo Freire a eu une influence en matière pédagogique: pédagogies néo-marxistes (McLaren…), pédagogies féministes (bell hooks…), multiculturalistes (Joe Kincheloe…), interculturelle décoloniale (Catherine Walsh…)…

On peut mentionner en particulier dans cette continuité les travaux d’universitaires américains comme Ira Shor, Michael Apple ou Henry Giroux… Ce dernier est l’auteur, en particulier, dans les années 1980, d’ouvrages qui prolongent la pédagogie critique avec un ancrage encore plus marqué dans la théorie critique de l’école de Francfort. Henry Giroux admet la validité des théories de la reproduction sociale comme celles de Baudelot et Establet ou de Bourdieu. Mais, il les considère insuffisantes. Il introduit également dans son approche les théories de la résistance issue de l’ethnographie scolaire anglaise comme Paul Willis. La thèse de Giroux, c’est que l’école n’est pas qu’un lieu de reproduction, mais un espace de la lutte des classes. De ce fait, les enseignants peuvent mener une lutte contre-hégémonique à l’égard des idéologies au service des dominants.

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter –  Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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