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Mauvais traitements antérieurs: un indice solide d’un risque réel futur

Chronique des droits humains

Le 23 août dernier, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, par dix voix contre sept, que la Suède ne pouvait renvoyer vers l’Irak un couple de requérants et leur fils de 16 ans, visés par une décision d’expulsion datant du mois de novembre 2011.1 value="1">Arrêt de la Grande Chambre du 23 août 2016 dans l’affaire J.K. et autres c. Suède. Ce faisant, elle a renversé la décision à laquelle était parvenue la cinquième section de la Cour qui, le 4 juin 2015, avait considéré, par cinq voix contre deux, que la mise à exécution de la décision d’expulsion n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.2 value="2">Arrêt du 4 juin 2015 dans l’affaire J.K. et autres c. Suède.

Le requérant avait dirigé à partir des années 1990 une entreprise de construction et de transport, domiciliée sur une base militaire américaine, qui n’avait pour clients que des Américains. Au mois d’octobre 2004, le requérant avait été la cible d’une tentative de meurtre par Al-Qaïda; l’année suivante, son frère avait été enlevé par des membres d’Al-Qaïda, menacé de mort et libéré seulement après versement d’une rançon. Après avoir fuit en Jordanie, les requérants étaient retournés en Irak au mois de décembre 2006 et, peu après, leur maison fit l’objet d’une tentative d’attentat à l’explosif dont l’auteur, arrêté par les forces américaines, avoua avoir été payé par Al-Qaïda pour tuer le requérant. Après avoir fui en Syrie, les requérants retournèrent à Bagdad au mois de janvier 2008. Au mois d’octobre 2008, le requérant et sa fille se firent tirer dessus alors qu’ils étaient en voiture et la fille en décéda. Dès cette date, la famille, tout en restant à Bagdad, changea plusieurs fois d’adresses. à la fin du mois de décembre 2010, le requérant sollicita l’asile en Suède.

La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cette disposition ne prévoit pas de restrictions et ne souffre aucune dérogation, même en cas de danger menaçant la vie de la nation. En ce sens, la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue.

L’expulsion d’un étranger par un Etat peut soulever un problème au regard de cette norme et engager sa responsabilité, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. En raison du caractère absolu de ce droit, ce principe s’applique non seulement au danger émanant d’autorités publiques, mais aussi lorsque le danger émane de personnes ou groupes de personnes ne relevant pas de la fonction publique et que les autorités du pays de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée.
Le requérant doit produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Cependant, lorsqu’il s’agit d’évaluer la situation générale régnant dans un pays donné, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Dès lors, la situation générale dans un pays, et en particulier la capacité de ses pouvoirs publics à offrir une protection, doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration.

Dans l’arrêt du 23 août, la Cour pose le principe selon lequel l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation dans le pays concerné. Dans ces conditions, c’est au gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque.

Dans le cas particulier, l’office des migrations suédois avait constaté que la famille des requérants avait été exposée de 2004 à 2008 aux formes les plus graves de violence de la part d’Al-Qaïda. Dès lors, la Cour a estimé qu’il existait un indice solide montrant qu’en Irak ils demeuraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques. Sur la base de sources internationales objectives en matière des droits de l’homme, la Cour a considéré que si le niveau de protection des citoyens était peut-être suffisant pour la population générale de l’Irak, il en allait autrement pour les personnes qui, à l’instar des requérants, font partie d’un groupe pris pour cible. Elle a estimé que, dans la situation actuelle, l’Etat irakien n’était pas à même de fournir aux intéressés une protection effective contre les menaces émanant d’Al-Qaïda ou d’autres groupes privés. Elle en a conclu qu’il y avait des motifs sérieux et avérés de croire que les requérants, s’ils étaient renvoyés en Irak, y courraient un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

Notes[+]

* Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Chroniques Pierre-Yves Bosshard

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