Chroniques

Le goût de la satire

Mauvais genre

On peut avoir le goût de la satire; mais la satire a-t-elle elle-même un goût? C’est la question qu’on pouvait se poser en découvrant l’association du «petit satirique romand» Vigousse et de «La Semaine du Goût®» pour un «grand concours de nouvelles littéraires» lancé au début de l’été. La réponse nous sera donnée peut-être au moment de la proclamation des prix, soit lors de la manifestation Le Livre sur les Quais, qui se tient à Morges du 2 au 4 septembre. Mais on ne peut déjà que se féliciter de cet encouragement apporté à la création littéraire.

Loin de céder à la facilité, les organisateurs dudit «grand concours» ont proposé un sujet combinant trois thèmes, à savoir «la politique et le goût, avec la présence obligatoire d’un vin suisse». Même vingt ans après la mort de Jean-Pascal Delamuraz, il ne semble pas impossible de les accorder; mais toute la difficulté est de savoir sur lequel mettre avant tout l’accent. La politique, dans notre pays, ne se distingue pas par ses saveurs; il est à supposer qu’elle ne figure ici qu’à titre de prétexte. Faut-il alors négliger le contenu pour la forme, se livrer à un véritable exercice d’écriture – d’expression, de construction littéraire, de renouvellement du genre? Les candidats nouvellistes auraient été bien inspirés de regarder la composition du jury: aucun écrivain n’y figure, si l’on excepte l’excellent styliste Laurent Flutsch, qui paraît ici un peu égaré. La liberté accordée à la langue est d’ailleurs fort bien signifiée par un accord audacieux dans la mention de la longueur des textes: «12 000 signes maximum, espaces comprises». C’est assez dire que la question du goût n’a guère de rapport avec les lettres ou l’esthétique en général; elle est plutôt à chercher du côté de ce qui fait vibrionner les papilles, et donc du troisième terme de l’énoncé: le vin.

Le vin certes, mais lequel? Les lecteurs assidus de l’hebdomadaire n’auront pas manqué de repérer l’utilisation récurrente de son nom lui-même par son fondateur, le dessinateur Barrigue, dans des publicités pour des caves de la Côte où il était assuré qu’«on ne peut être vigousse sans être Féchy». Mais il se peut que ce n’ait été qu’un leurre: car les premiers cités dans le jury ne sont autres que le «cuisinier étoilé» Carlo Crisci et le «vigneron» Gilles Besse. Or le premier s’est beaucoup investi en faveur de sa cuvée «Magnificients 12» (L’Hebdo l’annonçait le 29 août 2013 dans un article intitulé «Vous reprendrez bien un litron de Crisci?»), alors que le second a sans doute un faible pour les crus de son oncle et associé Jean-René Germanier, lequel vantait encore tout récemment, dans les colonnes du Matin, son «amigne Vétroz Grand Cru».

Ce ne sont pourtant là que des détails: rouge ou blanc, goûts, couleurs, cépages, qu’importe; ce que les concouristes devaient viser à travers la bouteille, c’était naturellement sa promotion. La personnalité même des jurés susnommés pouvait le faire pressentir: Gilles Besse se trouve être le président de «Swisswine Promotion». Quant à Carlo Crisci, pour alimenter les fourneaux de son restaurant de Cossonay, il s’est apparemment vu contraint de faire l’article de sa Jaguar XF 4X4 sur le site helvétique du constructeur automobile qui le sponsorise. Autre membre du jury, le directeur de Vigousse, Yvan Fantoli, est également à la tête de l’agence de publicité Unigraf. Et le site du «petit satirique» le précise lui-même: pour ce qui est de la publicité, «on n’a rien contre bien au contraire! On est tous des fils de pub!»

Mais il y a la manière. Dans l’un de ses numéros de juin dernier, l’hebdomadaire se livrait à un savoureux canular pour tourner en ridicule les publireportages inavoués de certains de ses confrères. Le procédé est en effet grossier, alors qu’un «grand concours de nouvelles» assure une promotion incontestablement aussi noble et goûteuse que le divin breuvage célébré jadis par Rabelais. On pourrait faire le délicat, comme Le Canard enchaîné, qui vient de fêter ses cent ans d’existence en se flattant d’avoir toujours pu se tenir à distance des annonceurs de tous poils qui eussent bien aimé fourrager dans ses plumes. Mais dès qu’il s’agit de haute cuisine satirique, pour accommoder convenablement les plats, encore faut-il connaître les bonnes recettes, savoir mélanger un peu les genres: le site du journal romand n’hésite donc pas à proposer l’élaboration d’annonces publicitaires «arrangées à la sauce Vigousse». En quittant Le Matin pour créer son propre titre, Barrigue ne semblait pas prêt à accommoder son canard à l’orange; mais dès lors qu’il trompetait son intention de «tirer sur tout ce qui bouge», on ne s’étonne pas que cette façon de canarder ait incité le journal à mitonner des sauces chasseurs – où l’on sait que le vin occupe la première place; rouge ou blanc, mais en l’occurrence, surtout avec un bon goût de pub.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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