Chroniques

Pilotage

Mauvais genre

On croit avoir tout lu, notamment après le Brexit, sur les situations gênantes que peuvent créer les consultations populaires quand les votants ne mettent pas le bon bulletin dans l’urne. Et j’étais prêt à sauter une pleine page portant sur le sujet, dans Le Monde du 7 juillet, lorsque tout à coup j’ai été arrêté, non par les idées en elles-mêmes, mais par la forme qui leur était donnée. Il faut dire que l’auteur de l’article est un professeur émérite de l’Université Roma 3. Or c’est bien dans l’expression que réside toute la supériorité d’un universitaire, et plus encore lorsqu’il est linguiste, comme c’est le cas de Raffaele Simone. Je devrais me livrer ici à une analyse détaillée de sa contribution, mais, contraint par la taille imposée à ma chronique, je ne m’arrêterai qu’à un très bref extrait du premier paragraphe.

«Il faut être prêt à accepter l’avis du peuple dès lors qu’on le lui demande, même si le verdict des urnes vient déjouer les pronostics. C’est ça la démocratie!» Admirons cette belle défense et illustration de la démocratie, quoique la définition en soit un peu courte. Mais relevons surtout l’usage subtil des subordonnées. La seconde se présente comme une concessive introduite par la locution «même si». Il y eut donc des pronostics; et le fait qu’ils soient présentés de manière impersonnelle, sans référent précis, indique bien qu’ils s’élevaient au-dessus de toute la subjectivité émotionnelle qui peut affecter le sentiment populaire. La logique eût donc voulu que ces pronostics se vérifiassent; mais «l’opinion publique (et le vote)», précise Simone, ne sont pas toujours «des plus raffinés» – au contraire, peut-on penser, des ambitions de ces politiciens chevronnés qui espéraient un plébiscite, tel David Cameron, avant de se voir montrer la sortie.
Mais – c’est ici qu’intervient l’autre subordonnée – «dès lors» qu’on a donné la parole au peuple, il faut savoir plier l’échine, aussi peu souple qu’on l’ait dans les hautes sphères de l’Etat ou de l’Académie. Or tout le problème réside précisément dans cette locution à valeur temporelle-causale: car il eût été plus judicieux de ne pas consulter le peuple; «c’est ça la démocratie», assurément, lorsqu’elle est bien comprise. Et le professeur avance un exemple à l’appui: la Constitution italienne «a été sage d’exclure du champ référendaire les traités internationaux et les questions fiscales ou relevant du droit pénal». Laissons les grandes questions aux grands, à ceux qui, à l’inverse de votants si peu fiables, échappent à toute pression populiste, à toute action des lobbies, à toute émotion ou basse motivation – soit (Simone eût pu le préciser) aux Andreotti, Craxi et autres Berlusconi, qui certes ont tous à un moment ou un autre été condamnés en justice, mais c’est que le verdict d’un tribunal est aussi faillible que celui des urnes.

Dans le même numéro de ce même journal, une étudiante en économie semblait suivre le même raisonnement tout en sagesse. Esther Chevrot-Bianco répondait à une question posée par le Cercle des Economistes à l’occasion des 16es Rencontres d’Aix-en-Provence: «Dans un monde de turbulences, qu’attendez-vous de la France?» Là encore, soyons sensibles à la forme en saluant la rime: on peut être à la fois économiste et poète. L’étudiante le confirme par le recours à une métaphore. On évoquait autrefois le char de l’Etat dont il fallait savoir tenir les rênes. Mais lorsqu’on souhaite prouver aux «décideurs» qu’ils auraient intérêt à faire davantage confiance aux jeunes, il importe d’actualiser l’image. C’est donc tout naturellement à un avion qu’Esther compare la France, avant de filer la métaphore: dans de tels engins volants, «ce ne sont pas les passagers qui votent à main levée pour décider de la trajectoire, de la vitesse et de l’altitude. Les pilotes, camouflés derrière une porte solide qui ne s’ouvrira qu’à l’atterrissage, forts de leur expertise, décident de la tournure du voyage sans consulter, ni s’expliquer auprès de ceux qu’ils transportent.» L’idéal, pour de jeunes diplômés bourdonnant d’idées et d’enthousiasme, serait qu’ils puissent plus facilement accéder au cockpit, sans avoir à passer par tant de concours; mais il est vrai qu’on ne conduit pas un avion comme un camion sur la promenade des Anglais.

Quoique… Si l’on grattait un peu la métaphore, peut-être y découvrirait-on un autre message. Car en réalité, un pilote aujourd’hui n’est pas plus responsable de la destination que des heures de départ et d’arrivée ou de la trajectoire. Sauf lorsqu’il lui prend l’envie de s’emparer des commandes, comme le copilote du vol 9525 de Germanwings qui, en mars 2015, sut fermer solidement sa porte et choisit la cible qui répondait le mieux à ses vœux, pour un crash mémorable dans les Alpes françaises. Ne faut-il pas voir alors, dans la métaphore d’Esther, un discret encouragement à la politique de Manuel Valls, dont la finalité laisse parfois perplexe? Faute d’un A320, montrez-nous, en copilote expérimenté, que vous savez bien manier le 49.3 de la Constitution! La République a besoin de vrais décideurs comme vous.

*Ecrivain

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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