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Prononcer le mot protectionnisme sans rougir

En matière de doctrine libre-échangiste, Bernard Cassen distingue trois types de posture. Face auxquelles il dénote un «manque de courage» politique de la gauche radicale, en panne d’alternative cohérente et progressiste.
Europe

S’il est un dogme sur lequel il existe en Europe un consensus de fait entre la droite et la majorité des forces se réclamant de la gauche, c’est bien celui du libre-échange. Il a même été promu au statut de «liberté fondamentale» dans les traités européens qui placent la liberté de circulation des capitaux, des biens, des services et des personnes (sous-entendre des travailleurs) au-dessus de toute autre considération. Par ailleurs, sa promotion constitue l’unique raison d’être de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et elle fait également partie de la «boîte à outils» du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. C’est sur ses bases qu’ont été conclus depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale des dizaines de traités commerciaux bilatéraux ou multilatéraux.
Comment une doctrine élaborée il y a plus de deux siècles1 value="1">On trouve les fondements du libre-échange dans la théorie des avantages comparatifs exposée par David Ricardo (1772-1823) dans son livre Des principes de l’économie politique et de l’impôt publié en 1817., c’est-à-dire bien avant que Marx et Keynes ne prennent la plume, a-t-elle jusqu’à aujourd’hui pu être mise en œuvre un peu partout dans le monde sans que ses fondements théoriques et ses résultats pratiques soient massivement questionnés?

On distinguera ici à cet égard trois types de posture. En premier lieu, celle des idéologues «purs» pour lesquels le libre-échange est une sorte de vérité révélée qui, pas plus que les autres religions, ne saurait être matière à débat. Leur principal fief est la Commission européenne où leur foi fait bon ménage avec leurs intérêts professionnels et institutionnels de fonctionnaires européens. A l’abri des traités qui lui donnent dans ce domaine une compétence exclusive au sein de l’Union européenne (UE), l’exécutif bruxellois consacre en effet une grande partie de son temps à négocier des traités de libre-échange avec d’autres ensembles régionaux ou des pays tiers. Toute nouvelle signature d’un tel traité élargit le périmètre de ses attributions et renforce ainsi sa position face aux Etats membres. Tout échec l’affaiblit. C’est pourquoi son président, Jean-Claude Juncker, fait actuellement des pieds et des mains pour se faire confirmer le mandat de négociation du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI ou TTIP et TAFTA en anglais) avec Washington.

La deuxième posture est celle des néolibéraux pragmatiques, moins soucieux de considérations idéologiques que des bénéfices qu’ils tirent du libre-échange. Ils y voient à juste titre un outil permettant de déconnecter la sphère économique et financière de la sphère politique et démocratique, cette dernière – leur bête noire – étant jugée trop réceptive aux pulsions «populistes». Ce qu’ils visent c’est «l’installation de l’entreprise au centre des rapports sociaux, comme forme universelle de gouvernement des conduites, comme mode de production des existences individuelles, comme horizon des espérances»2 value="2">Lire Pierre Rimbert, «Un bâton dans les roues», Manière de voir n°141, Paris, juin-juillet 2015..

Jusque-là, rien d’illogique. Ce qui l’est, c’est le troisième type de posture, celle d’une social-démocratie confrontée aux ravages de la libéralisation planétaire du commerce et de l’investissement dans son propre électorat3 value="3">Lire Serge Halimi, «Le refus du libre-échange», Le Monde diplomatique, mai 2016., mais qui, gangrenée par le néolibéralisme, a renoncé à la combattre. La situation est encore plus paradoxale pour une grande partie de la gauche radicale qui confond libre-échange et internationalisme. Certes, elle est très active dans les mobilisations contre les accords de libre-échange, en particulier actuellement du PTCI/TTIP, et on voit bien ce qu’elle combat. Le problème est qu’elle ne dit pas quel système elle préconise à la place, soit par absence de réflexion, soit par crainte d’être assimilée au Front national. A de rares exceptions près, dont celle de Jean-Luc Mélenchon, ses dirigeants n’ont pas le courage de proposer la seule alternative cohérente et progressiste: un protectionnisme solidaire et altruiste4 value="4">Lire Bernard Cassen, «Inventer ensemble un protectionnisme altruiste», Le Monde diplomatique, février 2000.. Il s’agirait, d’une part, de subordonner les accords commerciaux au respect de normes sociales et environnementales et, d’autre part, de rétrocéder aux organisations sociales des pays du Sud tout ou partie des droits de douane perçus au Nord pour manquements à ces normes.
Encore un effort, camarades, pour prononcer le mot protectionnisme sans rougir!
* Secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac, www.medelu.org

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