Chroniques

Anticapitaquoi?

COMME UN MARDI

Ayant le pied délicat comme tout citadin qui se respecte, je trébuche souvent sur des mots. Ces temps, je bute sur «anticapitaliste». Tout le monde connaît le schisme entre la gauche «renégate» et la gauche «anticapitaliste». Cette opposition a considérablement marqué la récente campagne sur le revenu de base inconditionnel. Le RBI, ai-je entendu maintes fois, n’est pas vraiment anticapitaliste. Et donc, ai-je entendu conclure aussi souvent, ce n’est pas une mesure de gauche. Je comprends aisément ce qui motive l’usage du mot. On se dit «anticapitaliste», en gros, quand on pense que Manuel Valls est à la gauche ce que l’autodafé est à la littérature ou que François Hollande est au socialisme ce que Céline Dion est au rock’n’roll. Jusqu’ici, l’habit convient à bien du monde – et je m’en revêts moi-même volontiers. Mais je peine à dépasser ce premier niveau de compréhension. Et je me pose cette question: contre quoi protestent donc exactement mes amis anticapitalistes – et qu’appellent-ils de leurs vœux?

Pour y voir plus clair, il nous faudrait sous la main une définition claire de la cible. Or en obtenir une n’est pas chose facile. «Capitalisme» est ce que les sociologues nomment un idéal-type: une notion abstraite résumant à grands traits des réalités historiques complexes et disparates sujettes aux mille nuances de la vraie vie. Les grands traits du «capitalisme» généralement relevés sont au nombre de trois: propriété privée des moyens de production, économie de marché et exploitation.

Peut-être les anticapitalistes en ont-ils après la propriété privée des moyens de production? L’«homme aux écus», comme disait Marx, est propriétaire de la manufacture et des machines qu’elle abrite. Les prolétaires, eux, n’ont que leur force de travail – ce qui conduit à toutes sortes d’oppression. Mais par quoi remplacer la propriété privée des moyens de production? La solution la plus simple consiste bien sûr à instaurer la propriété publique des moyens de production: l’Etat possède les usines. Et les prolétaires travailleront pour lui plutôt que pour un particulier. Pourtant qui place encore des espoirs dans cette solution centralisée? Bien des anticapitalistes sont également des libertaires: voudraient-il jeter notre destin entre les mains d’un seul pouvoir contrôlant à la fois la police et le salaire de tout le monde? On me dira qu’il existe une solution intermédiaire: l’usine appartient aux ouvriers qui la font tourner – c’est le modèle de la coopérative. J’adore l’idée. Mais une coopérative, c’est la propriété privée – c’est-à-dire non étatique – à plusieurs. Et on parle parfois, pour désigner l’idéal d’une société organisée en mosaïque de coopératives indépendantes vendant librement leurs produits, de «socialisme de marché».

Or si les anticapitalistes ont un ennemi, il semble que l’économie de marché est un candidat parfait. Il y a «marché», nous disent les sciences sociales, quand il y a échanges volontaires entre acteurs indépendants sur la base de prix acceptés par les parties et déterminés, dans la plupart des cas, par la loi de l’offre et de la demande. Et il y a économie de marché quand la majorité des transactions économiques sont des échanges volontaires de ce type. Sur cette base, que veulent les anticapitalistes? Penser que le logement – bien vital – doit être soustrait à la loi de l’offre et de la demande, ce n’est pas encore se débarrasser de l’économie de marché. C’est en restreindre le champ d’action. Pour se débarrasser vraiment de l’économie de marché, il faudrait supprimer les échanges volontaires entre acteurs indépendants. Il n’y aurait plus alors que des échanges forcés entre acteurs dépendants. D’une part, je ne vois pas où cela nous mènerait exactement. D’autre part, quand je crois deviner, ma fibre libertaire appelle au secours.

Non, le problème doit être ailleurs. Le capitalisme, savent ceux qui connaissent leur Karl Marx, c’est l’exploitation. Pour pouvoir travailler, donc produire, les prolétaires doivent accepter les conditions que le capitaliste leur impose unilatéralement: ce dernier est en position de force, et il peut instrumentaliser la vulnérablité économique d’autrui pour maximiser son profit. De ce point de vue, cependant, la social-démocratie honnie n’a pas démérité: la loi contraint le capitaliste – et il ne décide plus seul des conditions, de la durée et de la rémunération de travail. C’est encore insuffisant certes, comme peuvent en témoigner tous les syndicalistes au fait des réalités ordinaires, du salaire misérable à la tyrannie sans vergogne des chefs de rayon. Et il y a de très bonnes raisons de vouloir limiter davantage l’arbitraire patronal. Si tel est le sens de leur anticapitalisme, pourtant, les anticapitalistes sont simplement des sociaux-démocrates exigeants.

Serais-je en train de plaider pour le business as usual? Aucunement. Je rêve d’ailleurs, comme tout honnête homme, d’une gauche robuste qui reprenne le flambeau de la Commune, du Front populaire et de Mai 68 – pour la conquête du pain, du droit à la paresse et de la liberté réelle. Je me dis simplement que se choisir pour ennemi une abstraction mal définie, c’est une manière de mal commencer. Les incantations «anticapitalistes» me laissent ainsi penser que je vais rêver longtemps.
 

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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lundi 8 janvier 2018

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