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«Quand sera brisé l’infini servage de la femme»

L'Impoligraphe

On célèbre aujourd’hui les vingt-cinq ans de la grève des femmes –  le journal que vous avez entre les mains y consacre ses pages spéciales. Il conviendrait d’en écrire aussi dans cette rubrique. Mais pour en écrire quoi qui ne serait pas déjà écrit par d’autres? En écrire pour célébrer ce qui a été fait et inventorier ce qui reste à faire? Pour dire les combats menés, et gagnés, par les femmes, et les combats encore en cours? Nul doute que dans les pages de votre quotidien préféré, cet inventaire, et cet appel à poursuivre la lutte, auront été faits.

Alors, peut-être peut-on se risquer à mettre nos grands pieds dans le plat du débat qui est supposé «déchirer la gauche» («la laïcité, ça déchire grave», comme dirait un rappeur identitaire) sur la laïcité. Quel rapport avec les vingt-cinq ans de la grève des femmes? Eh bien, les femmes, précisément, et leurs droits individuels, qui sont les premières victimes des religions (de toutes les religions) et, plus étrangement, de quelques conceptions de la lutte contre l’emprise des religions, avec ou sans églises, sur les espaces politiques, sociaux et culturels. On parlera ici de droits individuels. Parce que figurez-vous que les femmes en ont, et qu’il est même proclamé quelque part, dans la constitution, qu’elles ont les mêmes droits que les hommes. Tenez, au hasard: le droit de se vêtir comme elles le souhaitent, et non comme on leur enjoint de le faire (que le «on» soit un père, un mari, un amant, un prêtre ou l’Etat).

Et c’est là qu’impudente, l’actualité rattrape les beaux discours. Tenez, au hasard: à qui, au nom de la plus virulente, aujourd’hui, des aliénations religieuses disponibles sur le marché des opiacés idéologiques, impose-t-on de se couvrir les cheveux (pour le moins)? Et à qui, œuvrant dans un service public, veut-on interdire, au nom de la lutte contre cette aliénation, de se couvrir les cheveux (comme naguère on leur interdisait de porter des pantalons au travail)? Aux hommes, peut-être?

Rien ne ressemble plus à une obligation qu’une interdiction: chacune est le reflet en miroir de l’autre. Et chacune est un acte de pouvoir. Pas de pouvoir «en soi», mais de pouvoir sur quelqu’un. Sur la liberté individuelle de quelqu’un. Les intégristes religieux proclament l’obligation pour les femmes de se couvrir la tête, de cacher pour le moins cette chevelure qu’on ne saurait voir si on n’est pas le mâle propriétaire de l’indécente créature dont la parure capillaire ne peut que susciter une crise de priapisme chez tout couillu happé par cette vision? Voilà le foulard d’une employée municipale proclamé «signe religieux ostentatoire». Et voilà les adversaires de nos capillomaniaques coranisés monter aux meurtrières et proclamer, comme le premier imam salafiste venu, que voui, ce foulard est un symbole religieux, puisque des religieux le disent. Et qu’il faut donc l’interdire puisque les abrutis d’en face veulent l’imposer.

Ni les uns ni les autres ne semblent accessibles à cette idée simple qu’en régime de laïcité, on devrait n’en avoir rien de plus à secouer des signes religieux que des signes politiques ou commerciaux… C’est si difficile que cela d’admettre que ce qu’on demande à une employée de la commune, du canton ou de la Confédération, c’est d’abord de bien faire le boulot pour lequel elle a été engagée, et qu’elle a affaire au service de la population plus encore qu’à celui de l’«Etat» – qu’elle porte ou non un foulard? Si difficile d’admettre qu’il y a d’autres enjeux politiques, et un peu plus importants, à relever que celui d’imposer au personnel de l’Etat ou de la commune de se vêtir ou de dévêtir comme l’Etat ou la commune a décidé qu’il fallait le faire? Si difficile d’admettre que le combat contre l’intégrisme religieux se ridiculise quand il se réduit à un fétichisme textile?

En Syrie, en Irak, en Turquie, des femmes kurdes combattent les armes à la main les fous furieux djihadistes de Daech. Certaines de ces combattantes sont tête nue. D’autres sont tête couverte. Ce sont elles qui choisissent de se couvrir ou non. Elles le choisissent, comme elles ont choisi d’être combattantes. Et de risquer leur vie dans ce combat… Que nos épouillages sur les «signes religieux ostentatoires» dans les services publics paraissent alors dérisoires…

«Quand sera brisé l’infini servage de la femme»? s’interrogeait Arthur Rimbaud. Peut-être quand on cessera de la prendre pour ce petit être fragile incapable de déterminer elle-même sa conduite et son apparence, et ne pouvant, pour défendre sa dignité en se foulardant ou sa liberté en se défoulardant, se passer du secours providentiel (et désintéressé) des hommes… Ou de l’Etat, cette vieille construction patriarcale…

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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