Chroniques

Gros paresseux

COMME UN MARDI

Autant le dire carrément: je suis un gros paresseux. Si le RBI passe, je diminue mon temps de travail. Et les heures de liberté ainsi gagnées, je les investirai comme un vulgaire prolétaire: bière, pizza, matchs de foot jusqu’à l’endormissement ronflant sur un coin de canapé. Je deviendrai assez vite obèse. Soulagé d’une partie de la pression à l’employabilité, je finirai par me négliger – et n’hésiterai pas à laisser un peu de coulis de tomates et quelques câpres desséchées orner mon marcel de jean-foutre. Si le montant du RBI est fixé assez haut, je promets même d’aller plus loin: je pincerai les fesses de ma femme, roterai devant les enfants, jetterai mes poubelles par la fenêtre – et, pour sortir de l’ennui, m’amuserai un peu à torturer mes chats.

C’est inéluctable. Pourquoi? Parce qu’on ne s’improvise pas rentier. C’est dans la vie une position sociale périlleuse qu’une éducation sévère, une discipline aristocratique et une vertu d’exception doivent venir encadrer avec fermeté: loisir, paresse et sérénité financière exigent une âme bien dressée dès la plus tendre enfance. Sans quoi, la rente conduit aux plus repoussantes déchéances. Il faut une tempérance d’héritière pour réussir, comme Paris Hilton, à faire la fête sept jours sur sept en restant mince et bien peignée. Il faut une volonté de champion olympique pour parvenir, comme Carlos Ghosn, à gagner en un an le salaire de dix vies sans tomber dans la drogue. Et il faut une boussole morale d’avocat d’affaires genevois pour savoir encaisser, sans oublier la distinction entre le bien et le mal, les revenus confortables de la gestion sans effort des fantaisies panaméennes. La rente n’est profitable qu’à des êtres d’exception.

Et que se passera-t-il quand les travailleurs ordinaires jouiront d’un socle incompressible de revenus? Ils seront moins dépendants de leur salaire. Du coup, ils seront moins dépendants de leur employeur. Dans la foulée, ils seront en meilleure position pour négocier, revendiquer et rouspéter. Si mon patron se fâche et me renvoie, dans la situation actuelle, j’atterris dans la machinerie kafkaïenne de l’assurance chômage: ça dissuade de pousser trop loin ses exigences. Si mon patron se fâche et me renvoie, dans le monde du RBI, une partie de mes revenus est à l’abri du contrôle social, des vérifications tâtillonnes et des pénalités. Les prolétaires risquent de devenir contrariants. En outre, les boulots de merde mal payés seront durs à pourvoir. GastroSuisse ne s’y est pas trompé. Avant de glisser un «oui» irresponsable dans les urnes, lisons bien cette mise en garde: «L’expérience socialiste […] priverait l’hôtellerie-restauration d’un personnel trompé par ces promesses illusoires […]. La disponibilité au travail ainsi que la motivation pour trouver un emploi en seraient affaiblies»1 value="1">Communiqué de presse du 25 avril, www.presseportal.ch/fr/pm/100007695/100787090. Pour éviter que les prolétaires ne tiennent trop tête aux capitalistes, il n’y a qu’une solution: réserver la rente aux seconds.

Il y a donc deux raisons fondamentales de refuser le RBI: protéger Monsieur et Madame Tout-le-Monde contre leur propre déchéance et protéger l’économie contre une main-d’œuvre moins captive. Le reste n’est que garniture. Car les grands arguments habituellement avancés contre le RBI ne tiennent pas la route, et ne font que déguiser les amères vérités qui animent les opposants sous le voile pudique de raisonnements plus doux. Le RBI sabote la valeur du travail? Bonne plaisanterie: personne ne croit vraiment que salariat et travail sont identiques, et il faut des trésors de mauvaise foi pour se convaincre que les emplois sous-payés vous jetant à la merci de petits chefs sans garde-fous contribuent réellement à votre dignité sociale ou à votre épanouissement personnel. Le RBI est individualiste? On comprend mal pourquoi, puisqu’il libère au contraire du temps pour des activités collectives aujourd’hui repoussées dans les maigres marges de loisir des travailleurs à 100%. Le RBI est libéral? En effet, si l’on comprend le libéralisme comme une théorie de l’autonomie demandant que chacun soit l’auteur de sa propre vie – et soit en mesure de poursuivre sa propre conception de la vie bonne. Mais ainsi compris, «libéral» perd sa force d’insulte pour gagner la vigueur d’un compliment. Le RBI tue la solidarité? L’argument est confus, et semble reposer sur l’idée qu’il y a solidarité uniquement quand les plus riches paient pour les plus pauvres. Comme le RBI n’entraîne pas la fin des impôts progressifs, l’objection tape à côté de la cible, et les plus riches continueront à payer pour les services publics. Le RBI ne s’attaque pas à la durée du travail, à la tyrannie managériale, à la société de consommation? Qu’à cela ne tienne, c’est une réforme, pas un remède universel: tant pis pour celles et ceux qui croient au Père Noël. Ces arguments rebattus ne sont que du vent.

En vérité, je vous le dis, je vais voter «non» au RBI car je ne me fais pas confiance: je pourrais devenir un Bidochon. Mes enfants me mépriseraient. Ma femme me quitterait. Et, avec une bedaine molle engoncée dans un marcel taché de graisse, je serais condamné à une solitude éternelle. Le marché du travail tel qu’il est me protège de ce funeste destin. Merci patron.

Notes[+]

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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