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Le Sud étasunien à l’ère du lynchage

RECENSION • Trois pamphlets publiés entre 1892 et 1900. «Les horreurs du Sud», d’Ida B.Wells, révèlent les rouages qui, après l’abolition de l’esclavage, ont conduit aux persécutions de la population noire dans le Sud des Etats-Unis.
Histoire

Le racisme reste un sujet difficile à affronter pour les Américains. Je suis né et ai grandi à New York, et pourtant la découverte de Harlem, où j’ai enseigné à la fin des années 1960, fut une révélation. Une partie de ma ville peuplée de 800 000 concitoyens m’était inconnue. New York avait bien sûr des quartiers homogènes, mais Harlem se distinguait par une homogénéité extrême et par son altérité. «Un visiteur d’une autre planète»: c’est ainsi qu’un homme afro-américain me saluait chaque matin quand je me rendais à l’école où j’enseignais.

Black Lives Matters est le dernier en date des mouvements visant à attirer l’attention sur la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Cent cinquante ans après le président Abraham Lincoln et sa Proclamation d’émancipation qui déclarait que «toutes les personnes esclaves» dans les Etats rebelles «sont et seront désormais libres», le sens de cette liberté continue d’être contesté. Selon le Département de justice des Etats-Unis, en 2014, les Afro-Américains formaient seulement 12 à 13% de la population américaine, mais 35% de sa population carcérale. De 1976 à avril 2016, 34,6% des accusés exécutés aux Etats-Unis furent des Noirs. En 2014, le Bureau du recensement estimait que le revenu médian par ménage américain était de 53 657dollars; les Afro-Américains étaient tout au bas de cette échelle, avec une médiane d’environ 35 000 dollars.

La discrimination légale a été abolie – suite à l’arrêt décisif de la Cour Suprême, dans l’affaire Brown contre Bureau de l’éducation, qui déclara inconstitutionnelles les lois étatiques sur la ségrégation entre Noirs et Blancs dans les écoles publiques. Pourtant, les statistiques ci-dessus révèlent un écart considérable entre l’égalité devant la loi et la réalité sociale.

Pourquoi cet écart? Comment peut-on justifier ces statistiques cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage? Bien que la Proclamation d’émancipation ait changé la loi, le racisme demeure. Malgré l’élection de Barack Obama, les Etats-Unis restent un pays divisé.

Pour la première fois, un document historique important sur l’ère qui a suivi immédiatement la fin de l’esclavage paraît en français, aux éditions Markus Haller: Les horreurs du Sud, par Ida B. Wells, rassemblant trois pamphlets publiés entre 1892 et 1900. Dans une prose froidement objective, Wells décrit l’ampleur du lynchage dans le Sud – avec la complicité évidente des autorités – après l’esclavage.

Wells fut d’abord enseignante puis journaliste. Radicalisée par l’assassinat brutal de trois de ses amis, elle joint à la précision journalistique la vision d’ensemble d’une sociologue et les plaidoyers d’une militante. Ses pamphlets offrent un exposé lucide des horreurs perpétrées dans le Sud, après l’émancipation officielle de ses esclaves. Grâce à un travail d’investigation exemplaire, Wells réussit à établir une liste de lynchages commis entre 1892 et 1894 tout en décrivant, sans passion, le quotidien de ceux qui furent intimidés, humiliés, torturés et assassinés au nom de la suprématie blanche. Elle brosse un portrait éloquent des préjugés scandaleux enracinés dans le système juridique; les Noirs étaient stigmatisés en dépit de leur «émancipation».

Dans ses descriptions, Wells montre comment les lynchages et la loi de la foule étaient des rouages d’un système visant à contrôler la population noire. Elle analyse des comptes rendus de journaux pour démontrer que les hommes blancs étaient terrifiés à l’idée que leurs femmes et filles puissent être séduites par des hommes noirs. Aujourd’hui, cette crainte n’est pas totalement dépassée. Le mariage mixte n’a été pleinement légalisé dans tous les Etats américains qu’en 1967, lorsque la Cour Suprême décréta que les lois contre le métissage de races étaient inconstitutionnelles. Malgré ce décret, la Caroline du Sud n’a formellement levé l’interdit sur le mariage mixte qu’en 1998; en novembre 2000, l’Alabama fut le dernier Etat à annuler une loi interdisant le mariage mixte.

Dans sa préface, Wells écrit: «La race afro-américaine n’est pas bestiale. Si cet ouvrage peut contribuer de quelque manière que ce soit à prouver cela et, en même temps, à éveiller la conscience du peuple américain aux nécessités d’une justice pour chaque citoyen et de la punition des malfaiteurs par la loi, j’estimerai avoir rendu service à ma race.» Un Noir a été élu deux fois président des Etats-Unis. Mais la liberté décrétée dans la Proclamation d’émancipation n’a jamais été complètement appliquée. Bien qu’il n’y ait plus de lynchages ni d’attentats à la bombe dans les églises, l’exécution par balles de jeunes hommes noirs par des policiers semble être la manifestation la plus récente d’un problème de société qui persiste depuis plus de cent cinquante ans.

Wells a traversé les Etats-Unis et voyagé en Angleterre pour présenter ces horreurs qui avaient été documentées dans des publications afro-américaines, mais ignorées par la majorité de la population blanche. On ose espérer que Les Horreurs du Sud permettra aux lecteurs francophones de mieux comprendre les racines du problème ainsi que la notion de liberté pour tous les Américains. Beaucoup d’obstacles restent à surmonter. Mais «On vaincra», comme le laisse espérer le slogan «We Shall Overcome», tiré d’une chanson emblématique du Mouvement pour les droits civiques et politiques dans les années 1960.
 

Ida B. Wells, Les horreurs du Sud, trad. de l’anglais par Alexandre Fachard, éditions Markus Haller, Genève, 2016, 232 p.

* Politologue américain établi à Genève.

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