Chroniques

Un monde sans enseignants

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Les utopies technocapitalistes nous promettent un monde sans enseignants. Ceux-ci seraient remplacés par de nouveaux dispositifs technologiques.

La pédagogie contre les maîtres. Les éducations libertaires se sont souvent heurtées à la figure du maître vu comme l’incarnation d’un rapport de domination. Dans la pédagogie traditionnelle, le maître incarne la domination du savant sur les ignorants, des adultes sur les enfants. Son double statut d’adulte et de savant lui donne le droit d’exercer une discipline et une contrainte sur les élèves.

Dans Le Maître ignorant, le philosophe Jacques Rancière revient sur la méthode que Jacotot avait inventée. Elle consistait à faire apprendre à l’élève ce que le maître ne sait pas. Le maître ignorant ne peut donc pas exercer une domination sur les élèves par le savoir. Il ne fait que maintenir chez eux l’objectif d’apprendre ce qu’ils doivent apprendre.

Durant les années 1970, le psychothérapeute et pédagogue Carl Rogers met en avant la figure de l’enseignant comme facilitateur. L’enseignant n’est pas là pour transmettre un savoir aux élèves, mais pour leur faciliter les possibilités de réaliser les finalités d’apprentissage qu’ils se sont fixées eux-mêmes.

L’utopie du numérique appliquée à l’enseignement. Dans les discours les plus extrêmes des tenants du numérique, celui-ci permettra de réaliser ce rapport de l’élève émancipé de tout enseignant.

Les enseignants ne seraient en effet plus indispensables comme dispensateurs de connaissances. En effet, les connaissances sont partout sur Internet. La difficulté n’est donc pas de les acquérir, mais de trouver les informations pertinentes et de savoir les sélectionner.

Les dispositifs numériques pourraient fournir aux apprenants les moyens d’accéder aux informations et de s’entraîner sans recours à un professeur. L’enseignant ne serait plus indispensable également en tant que pédagogue.

L’école 42, formant à l’informatique et fondée par Xavier Niel à Paris, se veut un exemple de cette utopie. En effet, les programmes de formation sont traités sans enseignants. Les élèves doivent se débrouiller par le travail en groupe pour trouver une solution. C’est le dispositif d’apprentissage qui les force à travailler et réussir en groupe. En effet, un élève ne peut pas avoir une bonne note si les autres étudiants de son groupe n’ont pas compris la solution. L’entraide devient une norme contrainte.

Les illusions de l’accès aux connaissances. Les illusions de l’accès à la connaissance sont multiples. En effet, la fracture numérique est avant tout une fracture culturelle.

Tout d’abord, il s’agit de la fracture entre les élèves qui ne bénéficient pas d’un contrôle et d’un accompagnement à l’usage d’Internet par leurs parents. Cette fracture sociale se double d’usages qui se limitent à une pratique commerciale et ludique en adéquation avec le niveau de diplôme de l’usager.

Ensuite, l’illusion repose sur les différences de capacité entre un digital native et un digital immigrant pour sélectionner de manière pertinente l’information et la traiter. Au contraire, les études ont montré que les natifs du numérique ne possédaient pas de compétences supérieures, voire même obtenaient des résultats inférieurs. Cette difficulté est telle qu’en France, avec les embrigadements djiadistes sur Internet, la formation des élèves à la critique des sources pour résister aux rumeurs et aux théories complotistes est devenu un enjeu national.

Enfin, la difficulté réside dans le fait qu’il ne suffit pas d’enseigner aux élèves des techniques documentaires pour les aider à maîtriser la recherche pertinente sur Internet. En effet, la compréhension d’un texte est liée au niveau de culture général qu’une personne possède sur le sujet. Par exemple, celui qui comprend le mieux un texte sur le baseball n’est pas celui qui possède les meilleurs stratégies de lecture, mais celui qui possède le plus de connaissances sur ce sport.

L’interaction humaine comme facteur d’apprentissage. Lorsqu’on interroge les étudiants sur leurs besoins concernant l’enseignement, ils ne demandent pas plus d’outils numériques, mais des enseignants capables de les enthousiasmer.

De même, la difficulté à laquelle se heurtent les Moocs, cours massifs en ligne, tient au fait que les étudiants se plaignent du manque d’interaction avec les enseignants.

Cela est compréhensible lorsque l’on sait la place qu’occupe l’interaction dans l’apprentissage humain. C’est en effet par les interactions avec d’autres êtres humains, en particulier les mères, que les enfants apprennent à parler. Mettre un enfant devant la télévision en espérant qu’il apprenne à parler ne donne pas de résultat positif.

La philosophie antique, avec la figure de Socrate et la méthode dialectique, avait déjà compris l’importance de l’interaction dans l’apprentissage pour une relation d’enseignement émancipatrice. Socrate pousse ses disciples à s’interroger sur ce qu’ils croient savoir et les amène de ce fait à former leur esprit critique.

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux, fév. 2016, et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, fév. 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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