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L’anomalie grenat

Chroniques aventines

En ce temps-là, je devais avoir dix ans. J’aimais déjà le football, sport roi dans mon quartier.

Qu’il pleuve, neige ou vente, nous le pratiquions – mes copains et moi – jusqu’à la tombée de la nuit. Seul le bris des carreaux pouvait nous conduire à déplacer discrètement (mais précipitamment…) le théâtre de nos tournois.

Je ne saurais exagérer l’impact du ballon rond sur nos jeunes psychologies: les défaites rendaient accablant le retour à la maison; nous ruminions tout le soir nos actions vendangées et nos tacles manqués; victorieux, nos bras tendus reproduisaient les célébrations outrées de nos modèles et nos voix l’enthousiasme de tribunes entières.

Car si nous pratiquions le foot, nous le regardions aussi. Avec la même frénésie!

Or, par je ne sais quelle grâce, j’habitais alors le village même où la première équipe du Neuchâtel Xamax s’entraînait. Les devoirs faits (ou niés par trois fois), nous filions au lieu-dit des Fourches, dans les hauts de Saint-Blaise. Là, nous suivions avidement l’échauffement des joueurs sur le terrain, la répétition de leurs coups de pied arrêtés, les exercices à une touche de balle, le travail de l’habileté au tennis-ballon; sérieusement mordus, nous les suivions jusqu’à leur vestiaire pour observer nos demi-dieux au repos. Nous collectionnions leurs photographies, recueillions précieusement leurs autographes – bombant le torse lorsque nous n’héritions pas d’un vulgaire gribouillis.

Au premier moment de notre enthousiasme, l’entraîneur des «nôtres» était le français Jean-Marc Guillou: une idole que nous vénérions fort.

Taciturne, ténébreux, il jouissait d’un prestige insigne à nos yeux: celui d’avoir eu sa figurine dans l’album Panini de la coupe du monde argentine de 1978 – notre premier!

Mais il y avait plus que cela. Entraîneur-joueur, Guillou régentait sa troupe par l’exemple: il «mouillait le maillot», donnait tout, toujours – terminant parfois l’entraînement dans des crachats sanglants.

Xamax lui dut sa première qualification européenne.

Un autre technicien français – l’Alsacien Gilbert Gress – guida nos protégés dans de flamboyants parcours européens.

Les rouges et noirs prirent alors une nouvelle dimension. Le jeu était à l’offensive: nos arrières latéraux – les Urban, les Ryf, les Bianchi – doublaient leurs ailiers créant maintes situations «dangereuses».

Petit mais explosif, Robert Lüthi transperçait les filets adverses tout comme le charismatique Don Givens, véritable cœur sur patte de notre enceinte.

Viorel Moldovan – notre «Maradona des Carpates» – se démenait dans les surfaces adverses officiant aussi bien comme attaquant de pointe que comme premier défenseur. Venus du pays des pharaons, les frères Hassan harcelaient à tour de rôle nos adversaires tandis qu’Admir Smajic ou Lajos Detari, caressant le cuir, leur réservait des saillies plus chorégraphiées.

C’est dans ces années que je vis pour la première fois une transversale de plus de soixante mètres découper la Maladière et mourir dans le plat du pied d’un partenaire: elle provenait de notre vedette, le très cabré Uli Stielike.

Plus en retrait, Heinz Hermann et le laborieux Petchon régulaient notre milieu avec sobriété. Nos tours de contrôle à l’arrière avaient pour nom: Trinchero, Rueda ou Egli (ô comme nous honnissions le dernier cité lorsque, «Sauterelle» zurichoise, il meurtrissait les tibias de nos joueurs!). L’ange fanfaron Engel ou le plus modeste (mais non moins performant) Corminbœuf gardaient nos cages le plus souvent inviolées tant ils chatouillaient la lucarne de leurs nerveux plongeons.

Amateurs de ligue A comme de ligue B (les appellations de l’époque), la cartographie helvétique n’eût plus de secret pour nous: âgés de dix ou douze ans à peine, nous situions alors sans difficulté sur la carte Laufon, Mendrisio (Star!), Baden, Rarogne ou même Frauenfeld.

Grâce à nos succès internationaux, notre science outrepassa les frontières: le tirage au sort désignant Lokomotiv au rang de nos rivaux, Sofia advint à nos esprits; grâce au Sporting, Lisbonne piqua notre curiosité; les deux chocs contre Dundee United nous permirent de pointer l’Ecosse sur la carte; le Bayern du racé Rummenigge et l’Hambourg de l’inquiétant mastodonte Horst Hrubesch nous firent traverser (sur la carte, du moins) l’Allemagne de l’Ouest du bas jusqu’en haut.

La Grèce se résumait aux deux clubs de Larissa et de l’Olympiakos Pirée; la Turquie nous semblait une nation pleine de fièvre à en juger par l’ardeur des supporters du Galatasaray (ils eurent raison de nous, d’ailleurs – en rendant intranquille la nuit des «nôtres» à l’hôtel).

En ce temps-là donc, dans mon quartier comme le long du littoral neuchâtelois, nous vibrions tous d’une passion bicolore. Tous? Non… A l’angle de la route, lézardant souvent, nous «narguait» une jeune femme, légèrement plus âgée, vêtue d’un maillot grenat. Au dos de celui-ci figurait, je m’en souviens, le numéro deux du flamboyant Servettien Marc Schnyder.

Des copains la disaient pas normale! Moi-même – pas beaucoup plus tolérant –, je prenais en mauvaise part cette félonne paradant sur nos terres.

Faut dire que le maillot – à l’époque – c’était quelque chose! Presque une seconde peau! Alors cette fille, elle avait beau être gentille, ça ne passait pas… «Anomalie»? J’eus dit «trahison».

C’est quelques années plus tard seulement qu’on m’apprit ou que je compris que cette voisine était porteuse d’une trisomie 21. Cette anomalie-là ne m’était jusque là pas apparue. L’obsession du foot avait dévié mon intolérance: sans m’éviter un chauvinisme dont je me suis soigné depuis, elle m’avait épargné une cruauté, une stigmatisation moins innocente.

Trois décennies se sont écoulées. Désormais, je travaille… à Genève et la dernière fois que je l’ai vue, elle ne portait plus le maillot incriminé.

Tout est normal.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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