Chroniques

Calvin contre le bling-bling

En coulisse

«Un homme sans passé est comme un arbre sans racines» disait Marcus Garvey, le prophète des rastas. Dont acte. Bob Marley ou Burning Spear, pour ne citer que les plus connus des rastas, lui emboîtèrent le pas et, de déracinés jamaïcains qu’ils étaient, creusèrent l’investigation de leur passé jusqu’à la source de leur origine africaine. De là, découla une fierté retrouvée et une expressivité artistique de premier plan.

Les exemples sont légion de peuples qui puisent dans leurs racines, méconnues ou non, et s’en servent pour élaborer un discours artistique ou politique qui leur permet de résister tant bien que mal au rouleau compresseur de la mondialisation; citons au hasard les Bretons, les Boliviens, les Cambodgiens et toute l’Afrique noire de manière générale, continent sur lequel le moindre village est connecté à la geste des ancêtres et où se transmet de génération en génération la mémoire des siècles.

Quid de Genève? Le canton, ce n’est pas un secret, est en voie de gentrification rapide; les auberges populaires disparaissent, les boulangeries artisanales font place aux arcades pâtissières snobinardes, les vieux immeubles s’écroulent sous les coups de boutoir des promoteurs immobiliers, la campagne recule sous l’assaut des mêmes. L’histoire incroyablement riche du canton, qui a vu passer (excusez du peu) Jules César, Rousseau, Dunant, Lénine, les prémices de la Révolution française, la Société des Nations, etc., est très peu mise en valeur. Quant à la figure tutélaire de Calvin, hormis des célébrations épisodiques en 2009, elle est rejetée ou ignorée massivement par les Genevois.

Paradoxe: Calvin porte une grande responsabilité dans l’évolution de la classe dominante genevoise en receleuse internationale d’argent douteux, mais pourrait aussi en constituer le remède! En développant la doctrine de la double prédestination, Calvin a influencé le comportement des Genevois pour le meilleur comme pour le pire: en deux mots, selon cette doctrine, Dieu a décidé depuis la nuit des temps quel humain serait sauvé après sa mort et qui serait éternellement damné – le nombre de ces derniers étant beaucoup plus élevé! Dans ce contexte, nulle rédemption possible ici-bas; toute activité humaine doit consister à rendre grâce à Dieu à chaque instant et travailler sans relâche.

Pour Max Weber, la doctrine calvinienne a joué un rôle de premier plan dans le développement du capitalisme.1 value="1">Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Mais malgré une concordance d’intérêts, Calvin n’aura de cesse de se confronter aux membres importants de la classe dominante genevoise, désirant appliquer une égalité de traitement à tous les habitants, quel que soit leur rang; il n’hésitera pas à faire punir sévèrement, parfois de mort, caciques comme manants. Ce pan fascinant de l’histoire semble vouloir être mis sous le tapis par nombre de nos compatriotes. C’est bien dommage, car l’absence d’investigation et de connaissance du passé, encore une fois, ne peut conduire qu’à l’homogénéisation mcdonaldienne voulue par les supra-élites.

Rappelons que sans Calvin, Genève aurait certainement disparu ou serait devenu une sous-préfecture savoyarde ou bernoise. Calvin, tel Lénine entre 1917 et 1923, défendit par tous les moyens le modèle politique et idéologique pour lequel les Genevois l’avaient sollicité et défendit, de ce fait, l’indépendance de la population. En temps de persécutions dans toute l’Europe, Calvin prit aussi le parti d’accueillir un maximum de réfugiés dans les murs de la cité, provoquant l’ire de natifs bientôt regroupés sous l’appellation d’«enfants de Genève»!

En revendiquant le rapport direct de l’homme à Dieu, il permit de mettre à bas le système hiérarchique catholique consistant à placer les curés en intermédiaires divins entre Dieu et les humains. Ce rapport privé entre l’homme et Dieu eut nombre de conséquences, parmi lesquelles le développement de l’introspection (Calvin précurseur de la psychanalyse? certains le pensent); mais évidemment ce repli sur soi semble aussi annoncer nos sociétés modernes ultra-individualistes davantage formées sur une communauté d’intérêts particuliers que sur un projet collectif. Quant à la fameuse discrétion dont les habitants devaient faire preuve en toute chose, on peut aussi en trouver des traces tant dans la psychologie timorée des Genevois que dans le culte du secret défendu par les banquiers, descendants de ceux-là mêmes que Calvin combattit et sauva à la fois!

Rappelons enfin que l’influence de Calvin ­s’étendit dans le monde entier et en particulier aux Etats-Unis, jusqu’à des personnes aussi différentes que Martin Luther King et George W. Bush! Il existe aussi une importante église calvinienne à Cuba; et on peut trouver bien des similitudes entre Calvin et Castro au-delà de la barbe. Alors Calvin réactionnaire ou révolutionnaire? Problème ou solution? On le voit, ce passé paradoxal mérite qu’on s’y attarde.

Notes[+]

* Auteur metteur en scène. Prochain spectacle: Calvin, un monologue du 25 avril au 8 mai, Chapelle Saint-Léger, Genève, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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