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L’école républicaine et la fabrique de sous-citoyens

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

La construction à l’école de l’échec scolaire des élèves des milieux populaires constitue l’équivalent de la fabrique d’une sous-citoyenneté sociale.

Nombreuses sont les études sociologiques qui ont montrées que ­l’école française reproduit les inégalités sociales et même qu’elle contribue à construire les inégalités scolaires par les pratiques pédagogiques en classe. Or des travaux ont montré que les pratiques pédagogiques des enseignants avaient plus d’impact sur la réussite des élèves que l’implication même des familles.

Les deux pays qui reproduisent le plus les inégalités sociales à l’école au sein de l’OCDE sont en avant-dernière position la Belgique, et en dernière position, la France [la Suisse occupant la 7e place sur 19]. Voilà sans doute qui devrait nous interroger au vu des récents événements.

L’échec scolaire a un coût social. Non seulement il diminue très fortement la capacité d’accès à l’emploi des décrocheurs scolaires ou de ceux qui ont seulement le bac, mais surtout les difficultés scolaires qui touchent un élève sur cinq à la fin de l’école primaire en France et qui se traduisent par de l’illettrisme à la sortie du système scolaire contribuent à faire de ces élèves des sous-citoyens.

En effet, dans une société où l’écrit occupe une place aussi centrale, les difficultés en littératie et en rédaction peuvent être considérées comme une forme de relégation sociale.

L’école n’a pas les moyens et ce n’est pas son rôle de fournir un emploi. Mais on peut attendre qu’elle dote chaque élève des outils pour exercer pleinement ses capacités de citoyen.

«Vendre la mèche». Les élèves de milieux populaires se retrouvent à l’école dans un cadre où ils doivent acquérir les codes d’une culture scripturale qui est maîtrisée par les cadres et professions intellectuelles supérieures. Dans le cadre d’une culture de l’écrit, cette culture est, comme l’a montré Bourdieu, une arme qu’utilise les dominants pour exercer leur domination.

Nombre de travaux de sociologie ont montré que les enseignants n’explicitaient pas ces codes auprès des élèves. Cela est d’autant plus le cas que la composition sociologique des enseignants s’est socialement élevée en France, beaucoup sont issus des classes moyennes supérieures et jouissent de ce fait d’une connivence avec le système scolaire qui préexistait à leur entrée à l’école.

Les élèves des milieux populaires qui réussissent dans le système scolaire – le plus souvent des filles – sont un peu dans la position d’esclaves qui apprendraient des savoir-faire en imitant leurs maîtres à leur insu. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de «braconnage culturel» (De Certeau).

Sans doute serait-il nécessaire, pour lutter contre la reproduction des inégalités sociales, que l’on ait des enseignants suffisamment conscients et engagés dans la lutte contre celles-ci pour «vendre la mèche» (Bourdieu). Vendre la mèche signifie ici pratiquer un enseignement explicite des stratégies d’apprentissage qui permettent de maîtriser la culture scripturale.

On peut néanmoins se demander si les enseignants ont véritablement intérêt à une telle implication dans la mesure où c’est leurs propres enfants qui tirent le mieux avantage de la compétition scolaire.

La naïveté concernant la manière dont s’acquièrent les compétences intellectuelles est tangible lorsqu’on s’aperçoit qu’il aura fallu plus de quinze ans pour que l’on sorte de l’illusion qu’il suffisait de laisser tous seuls les élèves devant internet pour qu’ils augmentent leurs capacités de littératie. Il aura fallu attendre qu’un jeune sur cinq adhèrent à des théories complotistes pour que l’on prenne conscience qu’il faut plus qu’un accès facilité à de l’information contradictoire pour acquérir les capacités critiques d’un citoyen.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux, fév. 2016, et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, fév. 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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