Chroniques

Les moutons du père Godwin

COMME UN MARDI

Il y a des crimes qui ne pardonnent pas. Mentir sur les statistiques de la présence musulmane en Suisse pour agiter le spectre d’un califat rampant, ça passe. Laisser entendre que nos amis d’ex-Yougoslavie ont tous le crime dans le sang, ça passe. Faire assaut de vulgarité sur des affiches qui offensent la vérité comme le bon goût, ça passe. On ne va pas contrarier «le plus grand parti de Suisse». Mais il y a des limites. Par exemple, il est exclu de toucher aux symboles nationaux. Certains s’y sont risqués il y a quelques semaines. Afin de dénoncer l’initiative de mise en œuvre lancée par l’UDC, ils ont ajouté des bavures à la croix suisse pour la transformer en croix gammée. Levée de boucliers. Indignation publique. Editoriaux sévères.

On avait dépassé les bornes. Ou plutôt, on avait atteint le point Godwin, et ça c’est pas joli. Le point Godwin fait référence à une maxime inventée par un certain Mike Godwin il y a plus de vingt-cinq ans: «Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1». Il s’agissait à l’origine de se moquer de la qualité médiocre des discussions en ligne – et de leur tendance à dégénérer en échanges d’invectives. La maxime se popularisant, elle a néanmoins fini par déborder son contexte initial. Et on peut «atteindre le point Godwin» dans toutes les sphères de la vie dès qu’on avance une comparaison avec Hitler ou le nazisme – et plus généralement avec le fascisme, l’autoritarisme ou le culte de la pureté nationale. Quand ça vous arrive, vous êtes cuit: atteindre le point Godwin vous discrédite. Ce serait le signe d’une inaptitude fatale au débat raisonnable.

Quand j’y réfléchis un peu, je me dis qu’on devrait se débarrasser du point Godwin. Certes, l’invective caricaturale est peu propice au débat fructueux. Mais la comparaison historique est un instrument utile, et les amis du point Godwin veulent nous l’interdire. Traumatisés par la Deuxième Guerre mondiale, nos proches ancêtres se sont forgé une règle de conduite politique ferme: «Plus jamais ça». Et Tony Judt, dans son impressionnant Après-guerre, détaille l’importance de cette règle dans la construction de l’Etat social ou de l’Europe. Il nous fallait des assurances contre le retour du nazisme – et contre la misère sociale qui avait contribué au goût des peuples pour les «solutions» radicales. A la lecture de Primo Levi, Bruno Bettelheim, Hans Fallada ou Sebastian Haffner, je me suis toujours dit que c’était là une règle saine et justifiée qu’on avait bien raison d’employer comme boussole politique.

Mais une telle règle présuppose au moins une chose: les «entités» historiques ne sont pas des individualités uniques et peuvent être reproduites. Le nazisme allemand, le fascisme italien, le franquisme espagnol sont des phénomènes singuliers tributaires de contextes particuliers. On a peu de risques de voir ces contextes se reproduire à l’identique. Mais si l’on pousse ce raisonnement trop loin, on arrive à une conclusion inconfortable: «Plus jamais ça» n’a aucun sens, puisque «ça» dépend d’un contexte si particulier que, par définition, «ça» ne se produira plus jamais. Il en irait du fascisme comme de Benito Mussolini: ce dernier est un individu non reproductible; par définition, il n’y aura plus jamais dans notre vallée de larmes le même Benito Mussolini – cet agglomérat de caractéristiques physiques, psychologiques, génétiques, biographiques, historiques et idéologiques absolument unique. De même qu’il n’y aura plus jamais de Gengis Khan, de Jules César, de Cléopâtre ou de Margaret Thatcher. Si l’on considère les entités historiques et les mouvements politiques à la manière des individus, alors certes il est impossible que jamais ils ne ressurgissent sous nos yeux. La logique du point Godwin épouse cette lecture individualisante de l’histoire: comme par définition jamais le nazisme ne se reproduira, toute comparaison avec Hitler est un abus de langage.

Mais les entités historiques ressemblent plus à des composés chimiques qu’à des individus uniques: on y trouve des ingrédients qui peuvent réapparaître. La démocratie plébiscitaire, la mythologie de la pureté des origines, la croyance dans l’esprit éternel du peuple, l’amour de la violence, le mépris de l’étranger, l’indifférence aux procédures lentes et nuancées de l’Etat de droit, l’adhésion à la guerre comme moment d’authenticité humaine, le fantasme d’un ordre public sans faille, le dégoût pour la grisaille des faits: on trouve un peu de tout ça, en des proportions variées, dans le nazisme, le fascisme ou le franquisme. Et les comparaisons sont légitimes: tiens, tel programme politique contemporain contient de hautes doses d’indifférence à l’Etat de droit, de démocratie plébiscitaire, de mépris de l’étranger, de rêveries d’ordre et de sécurité sans failles. A quoi cela fait-il penser? Si on répond, bim! on atteint le point Godwin. Et notre «Plus jamais ça» résonne dans le vide.

Quand un boucher veut conduire ses moutons à l’abattoir, le point Godwin est décidément un outil fort pratique.

*Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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