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Édouard Claparède, une biographie – enfin!

«A quoi sert l’éducation?» La question que pose Edouard Claparède, au tournant du XXe siècle, n’a rien perdu de son actualité. Un récit biographique de Martine Ruchat retrace l’existence et l’œuvre du pionnier des sciences de l’éducation. Recension.
Edouard Claparède et Helène Antipoff ARCHIVES INSTITUT JEAN-JACQUES ROUSSEAU (AIJJR)
Psycho-pédagogie

«C’était le moment», a-t-on envie de dire à la découverte, puis à la lecture de l’ouvrage que Martine Ruchat consacre au savant genevois Edouard Claparède1 value="1">Martine Ruchat, «Edouard Claparède (1873-1940). A quoi sert l’éducation?», Editions Antipodes, Lausanne, 2015, 392 pages, www.antipodes.ch. Le site de l’éditeur propose un poignant supplément, les Lettres de condoléances reçues par Hélène Claparède-Spir (introduction de Martine Ruchat)., dont la notoriété si grande en son temps s’est singulièrement estompée de nos jours. A tel point qu’il s’agit ici de sa toute première biographie, fruit de dix ans de fréquentation et d’étude de son œuvre et de ses archives. Notamment des innombrables lettres de cet épistolier à l’ardeur éreintante, adressées à un nombre incalculable de correspondants internationaux. Travail de patience et de pénétration pour serrer au plus près et éclairer au plus juste la personnalité riche et complexe de cet éminent médecin neuropsychiatre et philosophe, pionnier de la psychologie et des sciences de l’éducation.

En quelque sorte, l’audace de Claparède aura été, dès le collège, de questionner l’opinion publique et ses préjugés et d’interroger sur une base scientifique rien de moins que le sens de la vie, cherchant méthodiquement et partout la réponse démonstrative en termes de vérité à la question «à quoi ça sert?» Ce grand protestant laïc, ennemi des systèmes dogmatiques, avait cette conviction philosophique que les faits, et les plans sur lequel il convient de les comprendre, s’expliquent par la fonction qu’ils remplissent dans l’ordre des choses. Un fonctionnalisme qui l’a conduit, par exemple, à se demander en psychologue «à quoi sert l’enfance?» et au plan pédagogique, «à quoi sert l’école?» – et, on peut l’imaginer, «à quoi est-ce que je sers dans mes fonctions et mes responsabilités?»

Martine Ruchat nous fait voir à la fois la force de cette conviction, et aussi les qualités de probité et de rigueur d’un caractère empreint par ailleurs d’aménité, de simplicité et, souvent, de bonhomie. Peu enclin à déroger à ses principes, mais grand démocrate toujours ouvert au débat – jusqu’à la polémique –, d’une exceptionnelle aptitude à débroussailler le terrain des idées et à clarifier les questions complexes, Edouard Claparède a inlassablement bataillé dans d’innombrables domaines scientifiques, philosophiques et politiques, toujours à faire valoir la vérité des faits ou la légitimité d’une cause. Il a pour cela exercé de multiples fonctions: membre fondateur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau2 value="2">Future Ecole des sciences de l’éducation, appelée à se rattacher à l’Université pour devenir enfin sa Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. – témoignant par là de sa filiation avec les conceptions éducatives de ce père de la pédagogie –, directeur du laboratoire de psychologie expérimentale et professeur à l’Université, directeur durant trente ans des Archives de psychologie, membre actif de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle, secrétaire et rapporteur d’innombrables congrès de philosophie, de psychologie et de pédagogie…, épuisant ainsi précocement sa santé, toujours surchargé, toujours débordé.

L'enfant au centre de l'école

«A quoi ça sert, une biographie d’Edouard Claparède?», interroge l’auteure. Et de fournir dans son éclairant ouvrage de quoi répondre tout net: non seulement à revivifier la mémoire et rappeler les mérites du chercheur et théoricien qu’a été Claparède – exercice salutaire – mais surtout à ramener sur le devant de la scène une pensée critique honnête, courageuse et parfois intentionnellement provocatrice sur des problématiques qui demeurent à l’ordre du jour, et qui par conséquent nous «saisissent au vif» en nous interpellant hic et nunc! Ainsi de la pédagogie scolaire. Partant de l’observation que «l’enfance sert à jouer et imiter» dans un besoin naturel de découverte et d’expérience pour se développer, le médecin et psychopédagogue Claparède pointe l’absurdité de l’embastiller des heures durant dans une salle de classe à écouter passivement des leçons produisant sa fatigue intellectuelle et son désintéressement. Pour apprendre, l’enfant a besoin d’être actif et participatif – jouer, imiter et expérimenter! D’où la conviction de Claparède que l’école traditionnelle ne remplit pas son rôle; tout au contraire, elle contribue à produire de l’échec et gaspiller ainsi d’incommensurables ressources humaines et sociales. Dans sa fougue enthousiaste, il en conclut qu’il faut «raser et reconstruire» en «prenant l’enfant pour centre», repensant «l’école pour l’enfant et non l’enfant pour l’école». Bref, changer l’école, y apporter des méthodes nouvelles pour la rendre active et participative – «Quand on travaille joyeux on apprend mieux», pour reprendre un slogan qu’il avait contribué à formuler.

Claparède ne se cachait pas les limites de son action, se heurtant durement aux résistances institutionnelles et sociales faites d’incompréhension ou de rejet souvent associés à de la mauvaise foi. Mais jamais il n’a renoncé à chercher tous les moyens de faire évoluer les pratiques et avancer les principes. En se rendant là où il lui semblait pouvoir faire progresser l’idéal d’une pédagogie fondée tant sur la connaissance des besoins physiologiques et psychologiques réels de l’enfant que sur la reconnaissance de la diversité du développement humain. Alors, il partait pour une conférence, ou même une expérience, aux quatre coins du globe, en Egypte, au Brésil, «battant le record des globe-trotters» selon le mot affectueux de sa grande amie et collaboratrice Hélène Antipoff.

Martine Ruchat révèle aussi un autre aspect de la belle personnalité de Claparède: son engagement politique honnête et sincère dans la quête de la vérité des choses, et le courage civique qui le soutient. On ne mesure pas assez la profonde influence qu’a exercé sur ses vues, dès sa jeunesse et pour toute sa vie, la lecture de Rousseau. A l’instar de son mentor intellectuel, éducation et politique sont pour lui inséparables. Cela le conduira à des prises de position résolument en porte-à-faux avec sa classe sociale de notable issu d’une élite provinciale terrienne, industrielle et financière, au conservatisme social et politique étriqué. Très tôt, il a conscience d’appartenir à un monde de «privilégiés» qui bénéficie d’une «richesse injuste». A 25 ans, il est résolument dreyfusard, n’hésitant pas, aspirant à l’armée, à «remettre en place comme il faut», sans crainte pour ses galons, son colonel antisémite et antidreyfusard!

Ses prises de position courageuses – il se dit «homme de gauche» (!) – le feront accuser publiquement, par voie de presse, de bolchévique! Du tac au tac, il répond par la même voie: «Sommes-nous vraiment à Genève au XXe siècle, ou au Moyen Age en Espagne, au temps de l’Inquisition?» Et de regretter qu’un système de délation fleurisse à Genève comme à Moscou! Mais, pacifiste et idéaliste, il ne s’engage pas socialement, craignant de se brûler les ailes au contact de militants qui l’entraineraient à des compromissions inacceptables – bien qu’il apporte son soutien à l’Espagne républicaine en participant financièrement à l’aide aux réfugiés. Empreint d’une touchante candeur, il est convaincu que «pour changer la société il faut changer l’homme», et que la pédagogie scientifique et l’école renouvelée seront la voie royale de la construction d’un monde plus juste!

Claparède le pacifiste

Une conférence publique aux amis du cercle protestant, le 2 février 1939, et une série de six articles engagés dans Le Messager social lui serviront à la rédaction d’un ultime et étonnant ouvrage, Morale et politique ou les vacances de la probité, sorte de testament philosophique publié l’année de sa mort avec des coupures, après avoir subi la censure – c’est le début des années de guerre – pour «propos subversifs» (!). C’est un vibrant plaidoyer pour «une éducation humaniste». Citant en exergue un aphorisme de Pascal, «Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale», Claparède revient sur son idée que l’école est le lieu de la formation citoyenne et devrait être le creuset du progrès moral et donc social. Il questionne: «Fait-on tout ce qu’il faudrait dans nos écoles, dans nos collèges, dans nos familles pour apprendre à bien penser?» L’occasion une fois encore d’une charge en règle contre l’hypocrisie de «nos milieux bourgeois soi-disant pénétrés de la morale chrétienne» et dont la conduite réelle n’a souvent «rien à envier à celle des adversaires qu’ils prétendent dénoncer». Dans sa vision candide et qui reste élitaire, il dénonce les intellectuels qui n’ont pas pris leur responsabilité – celle d’éclairer le commun – et se sont tus face à la montée des totalitarismes, pire, qui y ont pris part!

Claparède décède précocement à 67 ans, le 28 septembre 1940, dans la ville qui l’a vu naître, et la rancune tenace de sa classe sociale a empêché jusqu’à ce jour que lui soit témoignée une reconnaissance publique à la hauteur du legs que son œuvre et son action laissent à la Cité. On pense découvrir sa tombe au cimetière des Rois – elle ne s’y trouve pas. Elle est à Saint-Georges – comme tout le monde!

MARTINE RUCHAT
L’archive en filature
Martine Ruchat est professeure à l’Université de Genève. Elle travaille à l’enseignement et à la recherche, à l’écriture, ainsi qu’à la réalisation d’expositions dans des colloques internationaux dans le cadre du Laboratoire d’histoire sociale et culturelle de l’éducation. Elle s’intéresse aussi à l’articulation entre l’archive, la mémoire, l’histoire et son écriture. Dans Edouard Claparède. A quoi sert l’éducation?, elle a développé une approche de la biographie fondée sur la construction de la représentation du personnage de Claparède «en train de vivre», qu’elle cherche à «suivre au quotidien, pas à pas, dans le temps et les lieux, dans ses relations et ses activités, dans ses engagements et prises de position», à travers ses productions personnelles, ses notes, lettres, articles et ouvrages. Approche sensible proposant une mise en scène de la vie, doublée du souci de «ne pas interpréter pour ne pas trahir» la vérité de l’archive. De Claparède, Martine Ruchat a aussi publié en 2010 la riche correspondance avec Hélène Antipoff (Florence, Italie, éditions L.S. Olschki). CM

Notes[+]

L'auteur de ce texte est formateur-consultant en promotion de la santé de l’enfant et de l’adolescent, retraité.

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