Chroniques

Pour en finir avec le stigmate de prostituée

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Much loved, dernier long-métrage de Nabil Ayouch, vient d’arriver sur les écrans romands accompagné d’un parfum sulfureux lié au sujet traité, la prostitution, mais avec, aussi, des conséquences pour le réalisateur, comme pour son actrice principale.

Au centre de cette fiction, un groupe de prostituées de Marrakech, des jeunes femmes de milieux populaires qui rêvent d’un avenir meilleur à celui de leurs parents. Des protagonistes aux personnalités et aspirations différentes qui partagent un appartement pour garder la tête hors de l’eau. Elles partagent aussi les «ficelles du métier» pour éviter de se retrouver dans une situation problématique, voire dangereuse. Cette fiction, basée sur la réalité méconnue des travailleuses et travailleurs du sexe, n’a pas peur de confronter le public à leurs conditions de travail et d’existence, non exemptes de violence. On les voit racoler dans les boîtes de nuit de Marrakech fréquentées par de nombreux clients nationaux et étrangers, se rendre aux fêtes privées organisées par des Saoudiens dans des palais gardés comme de véritables prisons. A côté de cela, on les suit dans leur quotidien où elles prennent soin de leur capital corporel, mais où elles subissent aussi les regards et les propos méprisants des proches qui vivent pourtant de leur activité.

Loin d’embellir cette réalité, comme un certain cinéma français l’a trop souvent fait avec le personnage prototypique de la «pute au grand cœur», le film l’inscrit dans un contexte social plus large. Ainsi, au-delà des familles dont sont issues les travailleuses, il dénonce le système qui soutient cette branche de l’économie. Le cadre est celui de Marrakech, mais cela pourrait être n’importe quelle ville du monde, Occident inclus. Des milliers de personnes tirent profit du travail du sexe et des personnes qui l’exercent, parmi lesquelles les autorités et la police.

Quoiqu’on pense de la prostitution, et le débat est vif au sein des féministes, ce film est magnifique, car il prend le parti de parler, sans juger, de ce travail à partir des paroles de celles qui l’exercent. Il n’enjolive pas la réalité, mais ne joue pas non plus sur le pathos, d’aucun-e-s enfin le qualifient de dur parce qu’il donne à voir des scènes de sexe particulièrement crues. Après un chaleureux accueil à Cannes, ce film a immédiatement été interdit de projection au Maroc pour cause «d’outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, atteinte flagrante à l’image du royaume» (Le Temps, 9 mars 2016).

Ce motif de censure renvoie à toute l’hypocrisie qui entoure généralement la question de la prostitution. Selon les Etats, elle peut être légale ou interdite, mais reste souvent tolérée, les bénéfices étant trop importants pour y renoncer. En Suisse, où l’exercice de cette activité est autorisé, certains partis, et pas uniquement conservateurs, proposent régulièrement de «cacher ce métier que l’on ne saurait voir». On est ainsi au cœur d’une double morale: celle qui veut qu’on oblige les femmes «honorables» à rester chastes, à ne pas faire montre de désir sexuel, encore moins de plaisir, puisque l’enjeu est d’en faire des mères, pendant que l’on attend des «autres», les putes, de permettre au désir masculin de se réaliser sans limites.

Derrière cette double morale, un système de contrôle des femmes, qui fonctionne grâce au stigmate de la putain, si bien analysé par Gail Pheterson. Tout l’enjeu, pour les femmes, est de jouer dans la marge étroite que le système patriarcal veut bien leur concéder. Elles doivent être séduisantes, désirables, voire sexy, mais si elles font preuve de trop d’autonomie, de liberté sexuelle, mais aussi économique ou professionnelle, le stigmate va servir à les remettre à leur place. Et malheureusement cela fonctionne, nous sommes toutes, exception faite de quelques féministes pro-sexe à la Virginie Despentes, en permanence en train d’essayer d’y échapper.

Dans le cas de ce film, l’actrice principale, Loubna Abidar, a fait les frais de ce système de remise à l’ordre. Le simple fait d’avoir interprété le rôle d’une prostituée lui a valu de nombreuses menaces et une agression brutale en novembre dernier. Après son agression, elle n’a trouvé aucun soutien, ni dans les commissariats où elle s’est rendue pour déposer plainte, ni à l’hôpital de Casablanca où l’on a refusé de soigner ses blessures. Face à cette violence unilatérale des institutions, elle n’a pu que choisir l’exil.

Ce triste exemple rappelle qu’il faut poursuivre la lutte pour briser le stigmate qui entoure la prostitution, ce pour permettre aux travailleuses et travailleurs du sexe de pratiquer cette activité dans les conditions les meilleures possibles, mais aussi pour faire disparaître un système qui permet le contrôle de l’ensemble des femmes.

* Investigatrices en études genre.

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