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La beauté illumine le monde

Transitions

Soudain, je lève le nez de mon travail et je suis éblouie. La lumière du couchant met le feu au lac. Quelle beauté! Par-dessous les nuages noirs, le soleil fait ruisseler un rayon rouge sang que l’eau reflète, en larges nappes moirées, mouvantes comme un jeu de plaques tectoniques en marche lente dans l’immobilité du temps. Ce n’est pas tout: par une conjonction magique, un air de La Flûte enchantée, qui tourne sur mon lecteur CD, vient caresser mon oreille. La voix flûtée, légère, aérienne de Pamina chantant l’amour réveille ce qui reste en moi de sensualité gourmande quand l’effort intellectuel fait de mon cerveau une sorte de caillou compact et tranchant. En cet instant de grâce, je m’abandonne à la réconciliation du corps, du cœur et de l’esprit.

C’est quoi, la beauté? Une pièce rapportée qui vient se coller impunément sur la morosité du monde? Un éclat impudique jeté sur le malheur? Une élégance qui s’incline devant le désespoir? C’est compliqué, la beauté, parce qu’elle surgit à l’improviste; parce qu’elle est en dissonance avec ce qu’on était en train de faire; parce qu’elle fait vibrer une corde sensible qui ne demandait qu’à dormir du juste sommeil de l’oubli. La beauté est inconsciente d’elle-même, elle n’exige rien, elle ne prescrit rien: elle est innocente et gratuite; elle ne poursuit aucun objectif autre que d’exister, échappée d’une galaxie intemporelle où se côtoient Cléopâtre, Mozart, Eluard, Picasso, l’eau, la pierre et la lumière. Elle ne procède d’aucun projet planifié, pas même celui d’un créateur ou d’un artiste, qui ne fait que la saisir dans son œuvre jusqu’à ce qu’un autre regard la révèle. «A quoi ça sert d’être belle s’il n’y a pas un cœur pour en être ému et une voix pour le dire?»: au fond de ma mémoire, je retrouve cette phrase que Ramuz met dans la bouche d’un de ses personnages. C’est exactement cela: la beauté n’exprime sa force que dans le partage d’une émotion. Et c’est de ce partage que naît une culture.

Dans un très beau livre intitulé Habiter le monde, je tombe sur la photo d’une habitation superbement décorée, tapie sous les frondaisons, quelque part sur une île du Pacifique. Un chef local, aussi décoré que sa maison, porteur de lourds bijoux, trône devant la porte, à côté d’une statue primitive, dressée dans toute sa hauteur. Quelle beauté! Sans doute faut-il comprendre que cette harmonie de couleurs et de formes, cette grandeur, cette solennité trouvent leur sens dans un rituel. La beauté est une offrande au sacré. Ou un don du sacré. Ça aussi, c’est le socle d’une culture. En réalité, je ne sais pas si mon regard est bien le même que celui du chef et de ses sujets: n’avons-nous pas tendance à trouver beau ce qui est exotique, aveugles à la misère et au sous-développement quand ils ont pour décor une tradition artistique et l’ombre luxuriante des forêts primaires? En même temps, cette image dégage un souffle de mysticisme dont ne peut naître que du respect pour cette sacralisation du quotidien.

Je parle évidemment d’une beauté brute, pas d’une esthétique. Je parle de cette beauté qui peut n’être qu’un geste, un regard, un soupir, une promesse. Et là, soudain, je pense à cette nuit de Noël dans les tranchées, pendant la Première Guerre mondiale, quand Allemands et Français fraternisèrent quelques instants avant de replonger, à l’aube, dans l’horreur du massacre. Des chants et des poèmes ont plané sur les champs de bataille ou se sont heurtés aux murs des prisons. Picasso a fait du massacre de Guernica une œuvre d’art. Non pas pour les amateurs de salon, mais pour que les cris des cités assassinées continuent de retentir dans l’âme des générations futures. Arrêté en 1941, l’écrivain, critique d’art et résistant Jean Cassou a composé trente-trois sonnets dans sa prison, de tête, sans crayon ni papier, qui furent publiés en 1944 et mis en musique par Darius Milhaud. La beauté est un acte de résistance. «Chez nous la beauté est politique» dit une artiste iranienne. «En Iran, la poésie est une arme.» Pour l’écrivain Pierre Thuillier, l’effondrement qui menace notre civilisation va de pair avec la disparition de la poésie. «Le poète, c’est-à-dire l’homme qui unissait toute chose grâce à un réseau de symboles, l’homme nécessaire par excellence, [est] alors considéré comme parfaitement inutile.»

Pourquoi je dis que la beauté illumine le monde? Parce qu’elle l’éclaire, parce qu’elle aide à le comprendre par le détour de la sensualité, à le penser à travers le corps. «La beauté est un éclat du vrai», écrivait Hegel. La politique devrait ressembler à ça: un désir de globalité, un effort de cohérence, une aspiration à se rassembler.

* Ancienne conseillère nationale.

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lundi 8 janvier 2018

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