Contrechamp

Mémoires balkaniques contrastées

Trebinje, Bosnie, janvier 1993: le jeune Serbe Srdan Aleksic est tué par des soldats serbes en défendant un ami bosniaque. Partout en ex-Yougoslavie, son histoire a suscité des initiatives de la société civile en marge des politiques officielles de mémoire, toujours marquées par un très fort nationalisme.  
Hommage sur la tombe de Srdan Aleksic´ au cimetière de Trebinje DR
Histoire

Tous les ans, le 27 janvier, une cérémonie a lieu au cimetière de Trebinje, petite ville d’Herzégovine non loin du littoral croate. Devant les caméras de télévision, Rade Aleksic´, accompagné du maire de la ville, dépose des fleurs sur la tombe de son fils Srdan, assassiné au plus fort de la guerre de Bosnie, en janvier 1993. Srdan Aleksic´ était un jeune appelé serbe de Trebinje. Le 21 janvier 1993, alors que quatre soldats portant l’uniforme de l’armée serbe de Bosnie partent à la «chasse au musulman» et agressent un jeune Bosniaque sur le marché, il s’interpose pour sauver son ami. Sauvagement battu par les soldats, Srdan tombe dans le coma et meurt le 27 janvier des suites de ses blessures, à 26 ans.

Une histoire à contre-courant

Au cours de ces dernières années, l’histoire du jeune Serbe battu à mort pour avoir tenté de protéger son ami bosniaque a attiré de plus en plus l’attention dans les pays de l’ex-Yougoslavie. Elle contredit non seulement les schémas nationalistes largement répandus du «nous contre les autres», mais montre aussi que les antagonismes intercommunautaires n’ont rien d’inéluctable. Et, alors que les clivages ethniques restent dans la région l’un des principaux vecteurs de la mobilisation politique, Srdan Aleksic´ s’est transformé en héros au-delà des frontières. Dans le mouvement pour honorer sa mémoire, des organisations pour la défense des droits humains et des initiatives citoyennes ont pris une part particulièrement active.

Ainsi, à Sarajevo, la capitale de la Bosnie, une rue est baptisée au nom de Srdan Aleksic´ dès 2008. Les villes de Novi Sad et de Pancevo, en Serbie, suivent peu après, de même que Podgorica, la capitale du Monténégro, et d’autres localités. A Belgrade, à la suite d’une pétition lancée sur Facebook à l’occasion du vingtième anniversaire des faits, une rue est renommée en janvier 2016.

A côté de cette présence dans l’espace public de plusieurs villes, de nombreux autres exemples témoignent de l’ampleur que le phénomène a désormais prise. Il y a quelques années, le Post-Conflict Research Center, basé à Sarajevo, a lancé le concours Srdan Aleksic´, qui invite les jeunes de Bosnie à documenter des gestes de courage moral et de collaboration interethnique dans leur communauté. En 2013, la première adaptation cinématographique de l’histoire, un film de Srdan Golubovic´ intitulé Cercles, se voit décerner plusieurs prix dans les festivals européens.

Ces initiatives contrastent dans les pays de la région avec une politique officielle de mémoire qui promeut les divisions plutôt que la réconciliation. Souvent, les monuments construits depuis la fin du conflit aggravent encore les antagonismes qui ont conduit à la guerre, au lieu d’aider à les surmonter. Parfois, ils sont eux-mêmes devenus l’objet de violents affrontements, comme cela a été le cas notamment dans la ville divisée de Mostar et au Kosovo. En 2013, une enquête régionale du Réseau des journalistes d’investigation des Balkans (BIRN) est arrivée à la conclusion que des centaines de monuments ont littéralement gravé dans le marbre la haine ethnique.

A l’opposé de cette tendance générale, l’installation à Sarajevo d’une plaque de rue au nom de Srdan Aleksic´ fut l’occasion de formuler un hommage saisissant à l’idéal de la paix interethnique dans les Balkans. Dans le communiqué diffusé par la municipalité, on lit: «Sans des personnes comme Srdan Aleksic´ et son acte héroïque, l’on pourrait perdre espoir dans l’humanité, et notre existence n’aurait pas de sens.»

Des mémoires plurielles et ambivalentes

A Trebinje, la ville natale de Srdan Aleksic´, les questions de mémoire semblent toutes aussi complexes et contradictoires qu’ailleurs dans les Balkans. Le parc abrite un monument quelque peu vétuste datant de l’ère communiste qui rappelle la lutte antifasciste des peuples de Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale. Il y a quelques années, un imposant mémorial sous forme d’épée s’élevant vers le ciel a été érigé au centre-ville pour honorer les soldats de l’armée serbe de Bosnie morts durant le conflit des années 1990. Le stade porte depuis peu le nom d’un volontaire serbe tué à 19 ans, le plus jeune «martyre» de la dernière guerre. Pour ce qui est de la présence de Srdan Aleksic´ dans l’espace urbain, elle est à première vue plus discrète que dans d’autres villes de la région. Le soin de mettre sur pied un événement commémoratif a été «délégué» au club de natation dont Srdan avait été membre, qui organise chaque été une compétition en son honneur. Un centre sportif a par ailleurs été nommé d’après lui en 2007.

A la timide reconnaissance officielle s’ajoute la relative impunité des assassins. Condamnés à des peines de prison légères de 28 mois chacun, trois des quatre auteurs du crime sont aujourd’hui en liberté. Le quatrième est mort durant la guerre. Aussi, la région n’a jamais retrouvé l’esprit de tolérance et le mélange des cultures qui la caractérisaient autrefois. Seul un petit nombre des familles bosniaques qui ont dû s’enfuir de Trebinje est revenu s’installer dans la ville. L’ami bosniaque de Srdan, qui a survécu à la guerre, vit aujourd’hui en Suède.

Selon Rade Aleksic´, le destin tragique de son fils a une signification particulière pour les nouvelles générations. Il espère que l’exemple de Srdan amènera les jeunes de Trebinje et d’ailleurs à s’interroger toujours sur les motivations de leur comportement et à se remettre en question si nécessaire. Sur le chemin de retour du cimetière, Rade Aleksic´ raconte qu’il a trouvé ce 27 janvier 2016 sur la tombe de Srdan un bouquet de fleurs et la carte d’une personne inconnue, avec la phrase: «Voilà comment je serai quand je serai grand.»

«Briser les schémas nationalistes»

Chercheur basé à Sarajevo, Nicolas Moll est l’auteur de nombreuses publications sur les politiques de mémoire en Bosnie-Herzégovine ainsi que sur la gestion des mémoires de la Seconde Guerre mondiale au sein du processus de réconciliation franco-allemande. Rencontre.

Dans une perspective de travail de mémoire et de réconciliation post-conflit, quelle est l’importance d’exemples positifs comme l’histoire de Srdan Aleksic´?
Nicolas Moll: De telles histoires me paraissent importantes pour deux raisons. D’un côté, elles brisent les schémas nationalistes qui dominent le discours public. De l’autre, elles témoignent de la complexité des faits liés à la guerre. Dans les discours d’après-guerre, on assiste souvent à une focalisation exclusive de l’attention sur le binôme agresseur-victime. Les exemples positifs élargissent la perspective et montrent que la réalité est plus nuancée.

Selon vous, les histoires de ce type ont-elles un réel impact dans l’opinion publique?
Etant donné que le climat reste marqué par un nationalisme très fort, l’impact est certainement limité. De façon générale, il est extrêmement difficile de faire connaître des événements qui vont à l’encontre du discours dominant. Les initiatives lancées dans plusieurs pays pour commémorer l’histoire de Srdan Aleksic´ sont d’autant plus remarquables. Elles prouvent que même dans le contexte politique actuel, il est possible de diffuser plus largement des exemples positifs. Dans le cas présent, cela tient aussi au caractère universel de l’histoire et à sa simplicité, qui facilitent la communication. Il y a cependant un risque de décontextualisation des faits.

Comment caractériseriez-vous, vingt ans après le conflit, la situation générale en ce qui concerne les politiques de mémoire ?
La situation est difficile dans tous les pays de l’ex-Yougoslavie. L’instrumentalisation politique du passé dans une perspective nationaliste reste très forte. En Bosnie-Herzégovine, la situation est particulièrement complexe en raison de la structure politique qui entrave le dialogue entre les communautés. Cela dit, les attentes formulées à l’égard des politiques de mémoire sont généralement trop élevées. Pour une société, les vingt ans passés depuis la fin du conflit sont un laps de temps très court. Néanmoins, de nombreuses initiatives constructives ont déjà été réalisées dans la région.

Un exemple?
En 2006, une initiative pour la constitution d’une Commission régionale interétatique a été lancée, avec l’objectif d’établir les faits concernant les crimes et violations des droits de l’homme survenus entre 1991 et 2001 dans le territoire de l’ex-Yougoslavie. Plus de 500 000 signatures provenant de tous les pays de l’ex-Yougoslavie ont été recueillies. En raison de la réticence des gouvernements, le projet n’a pas abouti jusqu’ici. Néanmoins, l’initiative a créé au niveau supranational un débat public sur le passé, auquel de nombreux acteurs de la société civile ont pris part. Le processus est intéressant puisque le travail de mémoire implique justement la confrontation des expériences.

L’amitié franco-allemande est souvent présentée comme l’exemple d’un processus de réconciliation réussi. Un modèle pour la région?
Aucune expérience historique ne peut être transposée telle quelle dans un autre contexte. Les situations de départ sont très différentes. Cependant, il est intéressant de voir comment d’autres pays ont fait face à des défis similaires. Les programmes d’échange de jeunes, notamment, sont l’une des grandes réussites de l’expérience franco-allemande. Un projet similaire a été lancé par les gouvernements de plusieurs pays des Balkans en 2015. L’intérêt pour les processus de réconciliation et le travail de mémoire ne devrait toutefois pas être unilatéral. De nombreuses expériences issues des pays de l’ex-Yougoslavie pourraient se révéler fructueuses ailleurs en Europe. Propos recueillis par Thomas Kadelbach

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Activiste inculpée

Le Ministère de l’Intérieur de Serbie a inculpé fin janvier l’activiste Anita Mitic pour une infraction à la loi sur les rassemblements publics. Directrice de l’organisation Youth Initiative for Human Rights, Mme Mitic a coorganisé en juillet 2015 une manifestation à Belgrade pour commémorer le vingtième anniversaire du génocide de Srebrenica. L’idée était de réunir 7000 personnes en face de l’Assemblée nationale pour symboliser le nombre approximatif des personnes tuées par les forces serbes de Bosnie en 1995. Invoquant des raisons de sécurité, le Ministère de l’Intérieur n’avait pas autorisé le rassemblement. Cependant, environ 200 activistes ont défié l’interdiction et allumé des bougies à la mémoire des victimes. Le Premier ministre de Serbie, Aleksandar Vucic, assistait à la commémoration officielle organisée à Srebrenica.

Youth Initiative for Human Rights est une ONG active depuis 2003 en Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, au Monténégro et au Kosovo. Elle vise notamment à établir des liens entre les jeunes à travers les Balkans, à promouvoir leur participation au processus de justice transitionnelle et à défendre les droits humains. A maintes occasions, l’organisation a réalisé des actions pour briser des tabous en lien avec la politique de mémoire et contribuer au niveau régional à un dialogue constructif sur le passé. TK

* Historien, de retour de Bosnie-Herzégovine.

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