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Un futur sans zombies?

COMME UN MARDI

Bon, ça va être compliqué. Les sages de Davos annoncent une quatrième révolution industrielle provoquée par les technologies numériques, l’intelligence artificielle et les progrès de la communication moderne. Comme on dit dans les conférences TED1 value="1">Cycle de conférences annuelles organisées par une fondation privée et dont la vocation est de présenter de manière divertissante de grandes idées branchées en phase avec l’esprit du temps. (TED: Technology, Entertainment and Design)., ça va être «disruptif» – manière chic de dire que ça va chier. Sur cette base, mon cerveau timide hésite entre deux futurs possibles.

Le premier scénario nous plonge dans l’enfer des films de George Romero – où des légions de zombies criant famine assiègent les villes sous cellophane abritant les quelques privilégiés épargnés par la déchéance. Jaron Lanier, gourou d’Internet entré en dissidence, nous propose un contraste frappant. Kodak employait 140 000 personnes. Mais l’entreprise a fait faillite et a fermé ses portes. Le fer de lance de l’industrie photographique est aujourd’hui Instagram, qui – au moment de son rachat par Facebook – employait 13 personnes. Voilà qui fait 139 987 zombies de plus. Selon certaines estimations, la robotisation va créer deux millions d’emplois dans les prochaines décennies, mais elle va parallèlement en détruire sept. Calcul facile: cinq millions de zombies. Je me représente déjà l’innombrable «armée de réserve» du capitalisme encerclant, en haillons, les citadelles sécurisées où se retranchent les derniers ingénieurs encore capables de décrocher un emploi salarié. Au cinéma, cela se termine généralement dans des geysers d’hémoglobine. Dans la vraie vie, je me pose la question. Mais il paraît que Stephen Hawking prédit la fin de l’humanité.

Le second scénario nous transporte quant à lui jusqu’au nirvana imaginé par le romancier Iain Banks, dans son célèbre «Cycle de la Culture». Dans un futur lointain, le progrès technique et politique a libéré l’humanité de ses servitudes séculaires. Plus besoin de travailler: les robots s’en chargent. Plus besoin de mendier: les richesses produites par les machines sont telles que tout le monde vit comme un nabab, grâce à une redistribution automatique, paisible et universelle. Plus besoin de mourir jeune: l’ingénierie biologique a rendu nos chairs presque indestructibles. Plus besoin d’acheter des psychotropes: nos corps en produisent à volonté selon les besoins du moment – sans effets secondaires. Plus besoin de s’enfermer dans une identité de genre: si votre vie de mâle en vient à vous lasser après quelques centaines d’années, devenez une femme en un claquement de doigts. Plus besoin de se protéger contre le crime: la vie est tellement douce que plus personne ne songe à emmerder autrui. Le luxe, le calme et la volupté pour une humanité dispersée dans le cosmos sur mille planètes artificielles conçues pour notre plus grand confort. Tout ça paraît trop beau, c’est vrai. Mais les «transhumanistes» y croient dur comme fer.

Une question à cent-mille dollars se pose donc à nous: à supposer que rien ne puisse freiner la quatrième révolution industrielle, comment éviter le premier scénario au profit du second? Personne n’a la réponse, évidemment. Mais une idée intéressante circule depuis quelques temps – qui occupera les Suisses dans les prochains mois: le revenu de base inconditionnel (RBI). Chacun et chacune touche chaque mois une «allocation» automatique et sans condition, qui constitue un socle économique ferme sur lequel conduire sa vie comme on l’entend. Un des mérites du RBI, c’est de faire un pas en direction d’une dissociation entre emploi et revenu: ce dernier ne dépend plus uniquement du travail salarié. Si celui-ci rétrécit sous les assauts de l’intelligence artificielle, les gens qui perdent leur emploi auront un coussin de sécurité. On peut même rêver d’un RBI à la Iain Banks: au fil des progrès de la quatrième révolution industrielle, la portion des moyens de subsistance dépendant du salaire diminue progressivement au profit du revenu de base. Et on peut accueillir les changements technologiques sans craindre l’Armageddon social. Bref, le RBI est un remède contre la zombification du monde. Si l’on veut éviter de vivre un jour dans The Land of the Dead, je ne vois pas comment on pourra résister longtemps au RBI.

Mais entendez-vous rugir au loin les esprits pragmatiques? Le RBI, c’est une belle fantaisie. En effet. Pourtant loin de discréditer l’idée, cela doit la rendre d’autant plus chère à nos cœurs. Tous les rêveurs intelligents semblent s’être réfugiés dans des start-up: aucune imagination politique n’accompagne plus l’imagination technologique. Cette dernière est donc livrée à elle-même et fixe seule la forme de notre futur. Pendant ce temps, la politique stagne dans le marais des vieilles recettes – et tout effort d’inventivité est écrasé sous le poids du calcul et des routines crasseuses. Dans ce contexte, le RBI a la fraîcheur de l’eau de javel dans une écurie négligée. Il signe le retour de l’imagination au pouvoir. Et pour échapper à un monde uniquement peuplé de robots et de zombies, c’est déjà un début.
 

Notes[+]

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit, et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

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lundi 8 janvier 2018

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