Chroniques

Une pédagogie de la résistance à la norme scolaire

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

La forme scolaire impose des contraintes aux enseignants et aux élèves. Elle fabrique des élèves scolaires, très, voire trop scolaires. Il est possible de se demander si une pédagogie émancipatrice ne serait pas alors une pédagogie de la résistance à la norme scolaire.

Le curriculum caché. Des sociologues comme Philippe Perrenoud ont montré que les élèves n’intériorisaient pas seulement le curriculum prescrit par les programmes scolaires, mais également un curriculum caché comme: tricher pour avoir une bonne note, travailler juste pour la note, bachoter… Le curriculum caché désigne tout ce que l’élève apprend, mais sans que cela lui soit demandé officiellement par l’institution. Néanmoins ce curriculum est l’effet des contraintes de la forme de l’institution scolaire sur les enseignants et les élèves: le système des notes, les évaluations ou les examens qui imposent le bachotage…

L’aliénation de soi dans la forme scolaire. Le didacticien Samuel Johsua a mis en relief que nous étions passés d’une école de la restitution à une école de la compréhension. Mais encore faut-il se demander si c’est le cas pour tous les élèves. En effet, les études qui interrogent les élèves des classes populaires en difficulté scolaire montrent que ceux-ci gardent l’image de la forme scolaire traditionnelle. Un bon élève écoute sagement l’enseignant, il copie, apprend par cœur et restitue. De fait, ils ressentent la forme scolaire comme aliénante. Mais cette aliénation ne touche pas que les élèves en difficulté scolaire, elle est ressentie également par certains bons élèves. Certes, l’école actuelle exige des élèves qu’ils comprennent et fassent preuve de qualité d’analyse et de synthèse. Mais bien souvent encore, il est demandé aux élèves de ne pas donner d’avis critique et moins encore de faire preuve de créativité.
Sur ce plan, la forme scolaire actuelle reste aliénante dans la mesure où elle ne permet que très imparfaitement de contribuer à l’idéal d’authenticité qui est une aspiration de la subjectivité moderne comme l’a montré le philosophe Charles Taylor. Une école qui n’incite pas à la créativité ne peut que difficilement contribuer à l’aspiration à être créateur de sa propre existence. De même, une école qui ne favorise pas la prise de parole des élèves et l’expression d’un avis personnel argumenté participe à forger un esprit de soumission à l’autorité et aux normes dominantes. Ou du moins pourrait-on espérer que l’école soit davantage en mesure de développer les capacités des élèves à résister aux embrigadement mentaux et conformismes sociaux.
Ces tendances au conformisme et à la soumission sont favorisés par l’intériorisation par les enseignants, anciens élèves eux-mêmes, de la norme scolaire. En France, cela se traduit par une tendance à voir les questions des élèves comme une gêne pour avancer le programme, à les inciter à des apprentissages par cœur en surface, à la tendance à ne pas solliciter l’avis personnel argumenté des élèves ou à ne pas leur proposer de travaux qui entraîne leur créativité…
L’empowerment des élèves comme résistance à la norme scolaire. De nombreuses pédagogies alternatives ont entendu remettre en question la forme scolaire pour émanciper les apprentissages. Mais même la pédagogie socioconstructiviste, dans le cadre de la forme scolaire, est difficile à mettre en œuvre.
C’est pourquoi la possibilité de résister à l’aliénation de soi dans la forme scolaire réside plutôt dans des micro-résistances et des tactiques qui se situent dans les interstices de la forme scolaire. L’enseignant peut alors percevoir son activité comme un travail d’empowerment (encapacitation) des élèves. Cet empowerment peut tout d’abord consister dans un renforcement mental. L’enseignant peut proposer à l’élève des «cadrages» qui l’aide à entrer dans les apprentissages avec une visée authentique personnelle: Qu’est-ce que je peux trouver d’intéressant pour moi dans l’étude de cette matière? Qu’est-ce que je peux dire de personnel et d’original sur ce sujet? L’enseignant peut ensuite aider les élèves à développer les stratégies d’apprentissage les plus efficaces. Il peut en particulier effectuer un apprentissage explicite de ces stratégies en ayant par exemple recours à la technique du modelage (modeling): l’enseignant met un haut-parleur sur sa pensée. Cet entraînement n’a pas besoin de passer par la mise en place de méthodes pédagogiques actives. La capacité de résistance mentale suppose que l’élève apprenne à faire mentalement l’examen critique d’un cours et plus tard d’un discours. Cela peut consister à proposer aux élèves de formuler des objections et des questions d’éclaircissement sur ce qui est dit.
Cet empowerment peut consister également dans une augmentation, non seulement de la résistance mentale, mais de la puissance d’agir. L’enseignant peut encourager les élèves à prendre la parole en classe entière pour oser défendre leurs idées de manière argumentée. Il peut également proposer des travaux qui sollicitent la créativité de l’élève.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/

Opinions Chroniques Irène Pereira

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