Contrechamp

Inventer une politique de «civilité»

DÉBAT PUBLIC • Un colloque international sur la politique, la violence et la civilité contemporaines réunissait des chercheurs à Istanbul, en mai 2014, autour des travaux du philosophe Etienne Balibar. Cette expérience se prolonge à Genève le 5 novembre prochain par une journée de formation continue gratuite (atelier et débat public) organisée par le Collège international de philosophie.

On peut s’asseoir sur les bancs d’école ou d’université, pratiquer l’éducation à distance. On peut surfer sur Internet. On peut aussi rêver d’une Université sans conditions1 value="1">Jacques Derrida, L’université sans conditions, Paris, éd. Galilée, 2001., d’une Université libre, d’espaces de création. Ici. Ailleurs. Avec nos propres mains. En autodidacte. Comme ces ouvriers du capitalisme industriel qui lisaient Spinoza, Marx, Bakounine. Comme ces femmes subissant la violence allant jusqu’au féminicide en Amérique latine (Chili2 value="2">Cf. publication (espagnol) du Programme exil-desexil: Caloz-Tschopp Marie-Claire, Veloso Bermedo, Tres feministas materialistes, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet, vol. I et II, Concepcion, éd. Escarapate, 2012, sur www.editions-harmattan.fr, Guatemala, Mexique), qui forment des Groupes de lecture pour résister.

Il est possible de faire de la formation et de la recherche autrement. Une formation continue et un débat public, le 5 novembre à Genève, sont l’occasion d’inventer une politique de «civilité» ancrée dans le présent, notre vie quotidienne, professionnelle, militante.

A quelques-uns, en mai 20143 value="3">Des activités en lien avec la Suisse et l’Europe ont eu lieu à Istanbul en mai 2014. Voir programmes: exil-ciph.com, nous sommes allés à Istanbul, une ville cosmopolite, ouverte sur trois continents où se mêlaient cultures, langues, musiques dans des rues grouillantes de monde. Nous avons réfléchi à la violence et à la civilité avec le philosophe Etienne Balibar, après avoir tenté de lire, de comprendre un livre difficile mais passionnant4 value="4">E. Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010, et traduit en turc: Siddet ve Medenilik (trad. Sevgi Tangüç).. Retour en Suisse. Nous désirons raconter l’expérience. Partager la richesse des rencontres, des débats, la beauté, la solidarité. Un an plus tard, l’actualité en Turquie, en Europe, en Suisse fera partie du travail.

En Turquie, après l’engagement du processus de paix, les manifestations du parc Gezi en 2013, les provocations5 value="5">Cf. l’article de Ahmet Insel à propos de l’anniversaire du génocide arménien en 1915 dans trois revues en ligne (accessibles dès le 3 novembre): Rue Descartes, Paris, www.ruedescartes.org, Repenser l’exil n° 5, Genève, http://exil-ciph.com/revue-en-ligne/ Jura Gentium Special issue, Université de Florence, www.juragentium.org/Centro_Jura_Gentium/la_Rivista_files/JG_2015_Balibar_special_issue.pdf, les coups de force se succèdent. Le processus de paix est suspendu. La violence exterminatrice dans la guerre civile avec le peuple kurde et d’autres peuples et minorités continue. Le 10 octobre, deux kamikazes se sont fait exploser au milieu d’une manifestation en faveur de la paix. L’attentat met en lumière les jeux dangereux du pouvoir turc. A deux semaines des élections où s’exprime une forte volonté de changement portée par les Kurdes et la gauche, la Turquie s’enfonce dans la violence. L’«Etat profond» (alliance entre la police, la pègre, les services secrets) revient et prend en otage le peuple qui a besoin de solidarité.

En Europe, on retrouve aussi la «guerre» avec des réfugiés qui tentent d’arriver et sont bloqués aux frontières. Il y a près de 2 millions de réfugiés en Turquie, combien en Suisse, en Europe? L’Union européenne a négocié avec la Turquie un meilleur contrôle de ses frontières en échange de 3 milliards d’euros et de visas pour les Turcs en Europe. Les réfugiés constituent une monnaie d’échange pour les signataires de l’accord. La vieille Europe se ferme, négocie, tergiverse6 value="6">Des engagements d’accueil sont avancés (160 000 réfugiés pour l’UE), mais la concrétisation de l’accueil est très faible. La Suisse ne fait pas exception dans l’écart entre les promesses et la prise en charge réelle des réfugiés syriens.. Elle évoque la solidarité avec l’utilitarisme migratoire7 value="7">Le discours d’Angela Merkel, mêlant utilitarisme et solidarité, mérite une analyse critique de l’éthique politique qu’il sous-tend.. Elle dénie le fait que la responsabilité8 value="8">Lire Caloz-Tschopp Marie-Claire, «La philosophie de la patate chaude», in Repenser l’exil n° 5. se conjugue avec la justice, l’hospitalité, le respect des droits. Ses politiques, ses fonctionnaires sont prisonniers de pressions xénophobes et racistes, du cynisme du capitalisme financier et font des calculs dérisoires, (300 millions d’Européens et 1 million de réfugiés…). Ils expérimentent des outils absurdes de gestion policière (Dublin) inventés avec Schengen. Et ça ne marche pas. En Europe, en Suisse, il y a des actes de solidarité de la population avec les réfugiés.

Dans nos vies quotidiennes, professionnelles, militantes, nous vivons la violence, les peurs, nous expérimentons l’ambiguïté9 value="9">Nous avons travaillé sur l’ambiguïté en lisant un livre de José Bleger à Genève en mai 2015. Les actes du colloque sont en préparation., la résistance, la solidarité. En Suisse, des partis manipulent les «passions tristes» (Spinoza) avec une propagande électorale grossière, remplie de mensonges. Pourquoi ça marche? Pourquoi, comment résiste-t-on à la violence? en inventant quelles pratiques? Comment prendre de la distance pour penser à tout cela?

Dans le cadre d’un atelier et d’un débat public, nous proposons un acte de formation réappropriée dans une pratique philosophique qui appartient à toutes et à tous10 value="10">Le CIPh la veut «gratuite» et largement ouverte à tous.. Par les relations, les contacts, le débat en ateliers et en public, on apprend vite, beaucoup. On voit les passions avec d’autres yeux. Quand la pensée peut devenir active, qu’on réfléchit à partir de questions, pratiques, avec une distance critique, voire ironique. On évalue autrement les manipulations, le mensonge politique, l’obéissance, l’impuissance, le pessimisme. L’horizon se dégage. Le plaisir prend sa place dans la vie.

Des gens d’ailleurs, de Turquie, en exil, seront là avec leur expérience, leurs livres. Ahmet Insel, Pinar Selek et les voyageurs à Istanbul du groupe de lecture ici en Suisse, ailleurs. Ils apporteront les informations, le déplacement critique et inventif dont nous avons besoin.

Dans l’atelier l’après-midi, on commencera par un inventaire d’expériences dans un contexte de violence (travail, vie quotidienne); comment repérer, partager les constats, dilemmes, questions? On poursuivra par un apport de méthodes, outils, concepts (apartheid, violence, «violence extrême», «civilité») afin de développer une approche critique du langage quotidien, des discours (médias, administration), élaborer la violence, intégrer les apports des expériences précédentes (Chili, Istanbul).

Notre objectif est de penser autrement à la Suisse, à l’Europe, à partir de nous. Nous refusons une «démocratie» autoritaire, sécuritaire en Suisse. Nous ne voulons plus d’une Europe technocratique et bureaucratique. Nous voulons une Europe construite par celles et ceux qui la vivent au quotidien. Il nous faut prendre acte, tout d’abord que la Suisse n’est pas une exception bouclée dans des frontières (ignorées par les agents du capitalisme financier et des multinationales).
Et comme le dit l’historien camerounais Achille Mmembe, l’Europe n’est plus le centre du monde. A partir de là, il devient possible de dessiner une Europe «polycentrique», une Europe avec plusieurs centres, ce qui permet, en se déplaçant, d’élargir le regard au nord, au sud, à l’est, à l’ouest. Alors d’autres horizons se dégagent. Suivant le centre où l’on se place, par exemple à Istanbul, comme nous l’avons fait en mai 2014, on invente alors une Europe entourée à l’est et au nord par la Russie qui représente une partie de l’histoire européenne déniée. La question de l’adhésion de la Turquie à l’UE se déplace. On parle plutôt de «déprovincialisation», de «dénationalisation» de la France, de la Suisse, de l’Europe. La ville d’Istanbul est un bon lieu pour nous intéresser à une pensée des relations, des échanges, des débats, du mouvement.

Nous pouvons apprendre des blocages, des conflits, de la haine en Suisse, en Europe, en Turquie. Tout est lié. La Turquie construite historiquement au début du XXe siècle, après la fin de l’Empire ottoman, dans le cadre d’un modèle d’Etat-nation en excluant des peuples par la terreur (Kurdes, juifs, chrétiens, etc.), voire en les exterminant (génocide arménien, guerre contre les Kurdes, nettoyage ethnique des Grecs orthodoxes et des Assyro-chaldéens), posait ouvertement la question de la violence politique liée à une forme de «guerre civile», la violence exterminatrice dans un modèle d’Etat-nation en crise. Violence qui se mêle aujourd’hui à d’autres formes de violence et de cruauté que Balibar appelle l’«extrême violence».

Après le XXe siècle où ont culminé des couches de violence accumulées, après 2001, la violence actuelle prend des formes multiples à cette étape de la globalisation économique, technique, culturelle, politique, géopolitique. On assiste, par exemple, à un processus en tension entre ce qu’Ahmet Insel appelle une «démocratie sécuritaire» et l’invention d’un nouveau modèle politique qui se cherche en Turquie, en Suisse, en Europe. Le contexte de guerre au Moyen-Orient, en Irak, en Syrie, en Palestine, a rendu les choses plus complexes. L’autoritarisme n’est pas seulement le fait de la Turquie. Pensons à la Russie de Poutine, à la Hongrie, à la Colombie avec ses paramilitaires, son processus de paix, etc. Pensons à l’Afrique du Nord (surtout la Tunisie, prix Nobel de la paix) qui fait rêver à la révolution, où les femmes sont très actives. Pensons à la politique du droit d’asile, du chômage, du droit du travail, du droit au logement, du droit à la santé en Suisse.

Par notre démarche de formation continue, ouverte à toutes et tous, nous voulons réinterroger ce que le philosophe Etienne Balibar entend par «violence», «extrême violence» et «civilité», après son analyse du XXe siècle et de la globalisation d’aujourd’hui. Face à la violence, «ultra-objective» et «ultra-subjective», qui nous entoure, que faire quand on ne peut pas s’en sortir? Comment agir?

L’enjeu est de sauvegarder la possibilité de la politique et de la philosophie. Penser et résister. Le travail de la civilité ne se réduit pas pour Balibar à une non-violence, à une contre-violence, mais à ce qu’il appelle une «anti-violence» ou civilité basée sur l’«égaliberté»11 value="11">La «civilité» et l’«égaliberté» renouvelle le concept de «citoyenneté». Ce livre de Balibar est accompagné d’un essai sur l’«égaliberté», que nous nous proposons d’étudier au printemps 2016. Infos: site exil-ciph.com.

Le défi est de ne pas participer à la diffusion de la violence, mais de prendre en compte dans la philosophie et la politique «l’inhumain au cœur de l’humain». Chacune, chacun peut comprendre, s’approprier cette réflexion. La pratique d’une philosophie critique apprend à cheminer avec les questions, sans avoir de réponse toute faite. Postulons que c’est un plaisir.

GENÈVE

Le programme du 5 novembre

L’atelier et le débat public organisés par le Collège international de philosophie (programme Desexil-Exil) auront lieu jeudi 5 novembre, de 13 h à 21 h 30, à la Maison des Associations, à Genève. L’entrée est gratuite et ouverte à tou-te-s. La participation donne lieu, sur demande, à un certificat de formation continue pour les employeurs.

Au programme:

• Atelier de13 h 30 à 18 h.

• Débat public «La Turquie, le Moyen-Orient, l’Europe ici et maintenant, le rôle des mouvements sociaux» de 18 h 30 à 21 h 30. Lecture de textes de Balibar par José Lillo. Participants au débat: Pr Ahmet Insel, Istanbul; Pinar Selek, Dr en sciences politiques, féministe exilée; Seçkin Sertdemir Özdemir, enseignante de philosophie, Université de Galatasaray, Istanbul; Marie-Claire Caloz-Tschopp, Collège international de philosophie; Pauline Milani, historienne, coprésidente de Solidarité sans frontières, Berne; Umberto Bandiera, responsable de la politique internationale du CGAS (plusieurs projets de solidarité en Turquie), ainsi que d’autres participant-e-s au colloque d’Istanbul en mai 2014.

• Références: Selek Pinar, Parce qu’ils sont arméniens, Paris, Liana Levi, 2015, 90 pages; Insel Ahmet, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015; Balibar Etienne, Caloz-Tschopp Marie-Claire, Insel Ahmet, Tosel André, Violence, civilité, révolution, Paris, La Dispute, 2015; Revues en ligne (dès le 3 novembre) Rue Descartes, www.ruedescartes.org; Repenser l’exil n° 5, http://exil-ciph.com/revue-en-ligne/; Jura Gentium Special issue, www.juragentium.org/about/index.html; Enregistrements du colloque d’Istanbul en mai 2014, avec l’exposé introductif d’Etienne Balibar. Travail de l’association Savoir Libre, Lausanne. Voir: exil-ciph.com (dès le 15 novembre)
Avec le soutien de: Collège international de philosophie, Ville de Genève, Commission fédérale sur les questions de migration (CFM), Solidarité sans Frontières.

• Inscriptions: desexilexil@gmail.com et sur place.

Maison des Associations, rue des Savoises 15. Programme détaillé: http://exil-ciph.com

Notes[+]

MARIE-CLAIRE CALOZ-TSCHOPP, Collège International de Philosophie, direction du colloque et des Actes d’Istanbul (mai 2014); ALEXANDRE BALMER, professeur HES-SO Genève; GRAZIELLA DE COULON, Collectif «Droit de rester», Lausanne; MARIANNE EBEL, philosophe, membre de Solidarités, Neuchâtel; JOSÉ LILLO, metteur en scène, Genève; PAULINE MILANI, co-présidente de Solidarité sans Frontières, Berne; ILARIA POSSENTI, philosophe, Vérone; CHRISTOPHE TAFELMACHER, avocat, Lausanne, activités d’Istanbul.

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