Contrechamp

Le «paquet Berset»: un marché de dupes

RETRAITES • Le projet de réforme «Prévoyance vieillesse 2020» du conseiller fédéral Alain Berset constitue l’«attaque antisociale la plus brutale proposée par le Conseil fédéral depuis de longues années», selon Jean Batou, qui revient sur l’idée de fusion de l’AVS et du 2e pilier.

Le 2e pilier est un malade chronique. D’abord parce que le montant des rentes est aléatoire. En effet, 94% des salariés sont au régime de la primauté des cotisations. Ce qui signifie que leurs cotisations alimentent un capital dont le rendement, tributaire des caprices de la bourse, détermine leur future retraite. De surcroît, ce système perpétue, voire creuse les inégalités, puisque qu’il repose sur la capitalisation individuelle d’avoirs inégaux, et que les très bas revenus en sont exclus. C’est pourquoi, tandis que les femmes salariées gagnent en moyenne 21% de moins que les hommes, leurs rentes du 2e pilier sont inférieures de 50%(!).

Mais comme si tout cela ne suffisait pas, depuis 2003, la droite fédérale, sous la pression du lobby des assureurs privés, a décidé de lui prescrire une série de saignées, de lavements et de purges. Comme ceux des médecins de Molière, ces traitements portent des noms savants, incompréhensibles au commun des mortels – réduction du taux minimum de rendement, baisse du taux de conversion, diminution du taux technique, augmentation des réserves pour fluctuations de valeur, etc. –, ce qui a conduit le patient à perdre la moitié de son poids en douze ans. En effet, si l’on tient compte de diverses réductions et de la non indexation des rentes au coût de la vie, un actif âgé de 40 ans en 2003 aura vu sa future pension amputée de moitié(!) à l’horizon 2028.

La faute à l’espérance de vie?

Ces péjorations du 2e pilier, de même que la volonté d’élever l’âge de la retraite des femmes, sont justifiées par une mystification: les actifs ne pourraient plus supporter la charge de retraités qui vivent de plus en plus longtemps. Pourtant, si l’espérance de vie des personnes âgées progresse bien chaque année de 0,5%, celle des richesses créées a augmenté quatre fois plus vite pendant ces dix dernières années. En d’autres termes, on a produit chaque année quatre fois plus de richesses que nécessaire pour compenser l’augmentation de l’espérance de vie. Le seul problème, c’est que la répartition de ces richesses a été de plus en plus inégalitaire.

L’AVS est-elle aussi menacée?

Historiquement, l’AVS a été plébiscitée par le peuple: objectif phare de la grève générale de 1918, elle a été adoptée en votation par 80% des suffrages en 1947, avec une participation record de 80%! En trois ans, de 1947 à 1950, elle a même fait tomber le taux de suicide dans la population de 20%, essentiellement à cause du recul massif du suicide des personnes âgées qui ne se sentaient plus totalement à la charge de leurs enfants.

C’est aussi un système d’une efficacité remarquable, comme le prouve l’histoire de ces cinquante dernières années: en dépit du doublement du nombre de retraités, de l’élévation substantielle de leur espérance de vie et de l’adaptation régulière des rentes au coût de la vie et au niveau des salaires (indice mixte), le montant total des rentes a toujours pesé environ 7% du PIB. Avec une fraction identique, somme toute très modeste, de la richesse créée annuellement, on a donc pu faire infiniment plus.

Aujourd’hui, les comptes de l’AVS sont sains, malgré une succession de prévisions alarmistes: en 1997, le Conseil fédéral prévoyait ainsi un déficit de 15 milliards de francs à l’horizon 2010, alors qu’ils ont dégagé un excédent! Aujourd’hui, pour faire passer le «Paquet Berset», on pronostique un déficit de 9 milliards à l’horizon 2030… Or, rien n’est moins sûr.

Pour l’année 2014, la presse a révélé de façon alarmiste que les dépenses de l’AVS avaient dépassé le montant des cotisations perçues de 320 millions, ce qui est déjà arrivé plusieurs fois par le passé. Pourtant, cette même année, la fortune de l’AVS a rapporté 1,7 milliard… ce qui a permis non seulement de compenser ce manque à gagner, mais d’augmenter sa fortune de 1,4 milliard. Tout va donc pour le mieux jusqu’à aujourd’hui… Et si la croissance du PIB ne permettait plus à l’avenir de compenser l’élévation de l’espérance de vie et la dégradation du ratio entre actifs et retraités, il serait évidemment possible d’augmenter un peu le taux de cotisation, qui est resté constant depuis une cinquantaine d’années. Rappelons qu’un prélèvement supplémentaire de 0,15% sur les salaires et les charges patronales fait rentrer 1 milliard de plus dans les caisses de l’AVS…

Un miroir aux alouettes…

L’élévation de l’âge de la retraite des femmes (refusée massivement par le peuple en 2004) est la mesure la plus choquante du «Paquet Berset»; son introduction a encore été accélérée par la commission du Conseil des Etats (en quatre ans au lieu de six). Outre qu’elle fait payer une partie importante de la facture (1,1 milliard de francs) aux femmes, pourtant déjà pénalisées par le marché du travail, les rentes du 2e pilier et la répartition des tâches domestiques, elle prépare à plus long terme l’élévation de l’âge de la retraite pour tous.

La seconde mesure (dont une version moins brutale avait été rejetée par le peuple en 2010) consiste dans la réduction du taux de conversion de 6,8% à 6%, qui implique en clair une nouvelle réduction massive de près de 12% de nos rentes du 2e pilier. C’est l’attaque antisociale la plus brutale proposée par le Conseil fédéral depuis de longues années. Elle serait compensée par une augmentation des cotisations, payées désormais à part égale par les salariés et les patrons (contre un rapport actuel moyen de 40%-60%), ce qui revient à une baisse des salaires.

La troisième mesure proposée est l’élévation de 1% de la TVA, qu’a retenue le Conseil des Etats (le Conseil fédéral proposait 1,5%). Un point de TVA rapporte 2,3 milliards, qui pèse plus lourdement sur les bas revenus, alors qu’un point de cotisation supplémentaire sur les salaires (et donc 1 point sur les charges patronales) rapporterait 6,6 milliards et répartirait l’effort de façon beaucoup plus juste. C’est pourquoi personne n’ose l’évoquer, dans un pays où les entreprises font la loi.
Les compensations prévues, qui visent à faire passer cette arnaque pour un compromis, sont en réalité très limitées: il s’agit essentiellement de la hausse de 70 francs des rentes AVS (+3% sur la rente maximale); de l’élévation de la rente de couple à 155%, au lieu de 150% de la rente d’une personne seule; de l’abaissement du seuil d’accès au 2e pilier, de 21 150 à 14 040 francs.

Fusionner l’AVS et le 2e pilier

Pour des retraites populaires, solidaires et sûres, fusionnons l’AVS et le 2e pilier. Le 2e pilier, qui ne cesse d’amputer le montant des rentes, qui individualise les risques et qui ne peut garantir l’indexation du montant des retraites, doit être abandonné. L’alternative que nous proposons repose sur son absorption par l’AVS, ce qui suppose une claire priorité à un système de répartition (les actifs payant pour les retraités), soutenu par un fonds de réserve, le rendement de la fortune totale de l’AVS et du 2e pilier jouant un rôle complémentaire.

En effet, la solidarité est beaucoup plus efficace que la capitalisation individuelle pour les raisons suivantes:

• La gestion des systèmes de retraites fondés sur la répartition est dix fois moins coûteuse que celle des systèmes fondés sur la capitalisation, comme le confirment les comparaisons internationales disponibles.

• Le système de l’AVS (répartition) permet d’indexer les rentes au coût de la vie, puisqu’elle tire l’essentiel de ses ressources de prélèvements sur les actifs (salariés et patrons paritairement).

• Le système par répartition garantit des rentes proportionnelles aux derniers salaires (priorité des prestations).

Au contraire, la capitalisation dépend des aléas de la bourse (primauté des cotisations), les assurés en épongeant surtout les pertes. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer les taux de rendement minimaux du 2e pilier avec les gains d’un portefeuille moyen (indice LPP-40 de la banque Pictet) ou du SMI durant les trois dernières années: alors que les taux de rendement minimaux LPP ont progressé de +1,5% en 2012, +1,5% en 2013 et +1,75% en 2014, les taux de rendement d’un portefeuille moyen (LPP-40) ont augmenté, eux, de 7,5% (2012), +5,8% (2013) et +10,3% (2014). Quant au SMI, il enregistrait sur ces trois ans une progression annuelle respective de +16%, +21% et +10%.

Des taux de rendement aussi faibles n’ont pourtant pas empêché le Conseil fédéral, dès 2004, d’imposer une recapitalisation des caisses à hauteur de 120 milliards au titre de «réserves pour fluctuations de valeur». Et tant que ces réserves ne seront pas pourvues, les rendements supérieurs au minimum ne pourront être affectés à l’augmentation de l’avoir vieillesse des actifs ou à l’indexation des rentes…

• La fusion de l’AVS et du 2e pilier permettrait d’utiliser la totalité des cotisations versées pour le financement direct des retraites (répartition). D’après nos calculs, en y ajoutant les subventions publiques actuelles et les intérêts du fonds de réserve (fortune cumulée du 2e pilier et de l’AVS, soit plus de 750 milliards), il serait possible de garantir des rentes égales au 80% du dernier salaire (avec un minimum de 3500 francs et un maximum trois fois supérieur), en tenant compte des années de cotisation, du taux moyen d’activité, des compensations pour les tâches d’éducation et des accords internationaux. Les prestations statutaires acquises seraient également maintenues.

• La fortune du fond de réserve pourrait être investie en partie dans des investissements socialement et écologiquement utiles (logement social, isolation thermique des bâtiments, transports publics, etc.), qui seraient aussi créateurs d’emplois.

• Ce nouveau système garantirait l’égalité de traitement, non seulement des retraités, mais aussi des actifs, rendant possible une répartition plus sociale des cotisations, soit deux tiers pour les employeurs et un tiers pour les salariés (contre actuellement 60% et 40% en moyenne dans le 2e pilier). L’Etat prendrait de son côté en charge les cotisations des personnes sans emploi.

• Cette fusion permettrait de maintenir la gestion souple et démocratique des institutions de prévoyance sans but lucratif actuelles et les doits des salariés dans cette gestion, qui ne se limiteraient plus à imposer des décisions impopulaires prises par le Conseil Fédéral et les Chambres.

Ces objectifs ne sont pas seulement souhaitables, mais aussi possibles financièrement, tout simplement parce que la répartition coûte beaucoup moins cher, qu’elle est moins risquée et qu’elle est socialement plus juste.

* Membre du Grand Conseil genevois et candidat d’Ensemble à gauche au Conseil national et au Conseil des Etats.

Opinions Contrechamp Jean Batou

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